Lettre à Constant Dutilleux, 6 février 1849

  • Cote de la lettre ED-IN-1849-FEV-06-A
  • Auteur Eugène DELACROIX
  • Destinataire Constant DUTILLEUX
  • Date 06 Février 1849
  • Lieux de conservation Paris, bibliothèque de l'INHA, collections Jacques Doucet
  • Éditions précédentes Joubin, Correspondance générale, 1936-38
    , t. II, p. 372-374 ; Burty, t. II, p. 15.
  • Enveloppe Oui
  • Nombre de pages écrites 4
  • Présence d’un croquis Non
  • Dimension en cm 20,5x27
  • Cachet de cire Oui
  • Nature du document Lettre Autographe Signée
  • Cote musée bibliothèque Ms. 239 pièce 4
  • Cachet de la poste [1er cachet] Paris [illisible] 60 [illisible] // 10 FEV ; [2e cachet] Arras (61) // 11 Fev 49
  • Œuvre concernée Fleurs
    Fleurs et fruits
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Transcription modernisée

 

Monsieur Dutilleux
peintre d’histoire
à Arras

 

Paris, 6 février 1849

Cher monsieur,

 

Il faut que vous excusiez le retard que je mets à vous répondre, attribuez-le aux mille occupations ou plutôt à la négligence habituelle aux artistes, qui leur fait toujours remettre au lendemain les affaires même les plus importantes. J’ai été voir, presque aussitôt après avoir reçu votre lettre, les deux tableaux de fleurs1. J’en ai exactement la même opinion que vous m’exprimez. Ils sont pleins de talent ; la touche surtout en est surprenante, ils ne me semblent pécher que par le défaut qui est commun à presque toutes ces sortes d’ouvrages faits par des hommes spéciaux : l’étude des détails poussée à un très haut point nuit un peu à l’ensemble. Je crois aussi que l’effet du temps est d’augmenter cette imperfection. Comme l’artiste, en exécutant, a moins procédé par de grandes divisions locales de lignes et de couleurs que par une attention extrême à exprimer les différentes parties, les objets qui, dans le tableau, servent en quelque sorte de fond à chacun de ces détails mis en relief avec trop de complaisance disparaissent à la longue, et il ne reste que cet éparpillement qui nuit un peu à l’effet. Tout cela n’ôte pas réellement de valeur à ces tableaux, dont l’exécution est trop supérieure pour être confondue avec tout ce qu’on a fait en ce genre.

Vous avez la bonté de me parler des tableaux de fleurs que [je] suis en train d’achever. J’ai, sans parti pris, procédé d’une façon toute contraire à celle des deux ouvrages en question et j’ai subordonné les détails à l’ensemble autant que je l’ai pu. J’ai voulu aussi sortir un peu de l’espèce de poncif qui semble condamner tous les peintres de fleurs à faire toujours le même vase avec les même colonnes ou les même draperies fantastiques qui leur servent de fond ou de repoussoir. J’ai essayé de faire des morceaux de nature comme ils se présentent dans des jardins, seulement en réunissant dans le même cadre et d’une manière un peu probable la plus grande variété possible de fleurs. Je suis à présent dans l’inquiétude de savoir si j’aurai le temps de finir, car je n’ai pu encore m’y remettre et il y a beaucoup à faire. S’ils sont finis à temps et comme je le désire, je les mettrai probablement au Salon. Il y en a cinq, ni plus ni moins2.

J’ai fait effectivement à différentes époques quelques essais d’eau-forte, tout cela est dispersé. Cependant j’en réunirai le plus que je pourrai et je vous les ferai parvenir par M. Souty aussitôt que je les aurai retrouvées toutes ou en partie, mais je vous préviens d’avance qu’elles n’ont guère d’importance.

Adieu, cher monsieur, je vous suis bien reconnaissant de votre bon et aimable souvenir, votre flatteuse approbation m’encourage beaucoup, j’en dis autant de l’amitié que vous me conservez. J’éprouve en prenant des années que les affections sincères et désintéressées sont bien rares. Les artistes, en particulier, savent difficilement à quoi s’en tenir sur les opinions qu’on leur exprime ou sur les sentiments des personnes qui les entourent. Recevez donc encore une fois mes remerciements et croyez que je vous suis, de mon côté, bien sincèrement dévoué et attaché.

Eugène Delacroix

 


1 Deux tableaux anciens de fleurs dont on en connaît pas l’auteur.
2
Sur ces cinq tableaux, il en présente quatre au Salon.Toutefois, il écrit à Léon Riesener le 9 juin 1849 : "J’avais entrevu mes tableaux le jour où je suis retourné au Salon pour le placement, et ils m’avaient fait une mauvaise impression ; tu serais bien aimable, en mon absence, car je suis très souffrant, et il me coûte beaucoup de faire la course, tu serais bien aimable, dis-je, de faire comme pour toi, et de me rendre le service de faire retirer les deux qui sont les plus faibles, à moins que tu n’entrevoies la possibilité de les faire placer à leur avantage. Cependant je n’insiste pas du tout là-dessus. Je crois même que, tout bien considéré, il vaut mieux les retirer tout à fait. Je n’avais pas du tout l’intention de les retoucher, et ils sont tels qu’ils resteront. Ce qu’il y a de curieux, c’est que dans mon atelier ils étaient aussi brillants que les autres" (Joubin, t. II, p. 380-381 ; Jobert (B.), Delacroix, Paris, Gallimard, 1997, p. 259-260). Finalement, il n’expose que deux tableaux au Salon de 1849 : Fleurs et Fleurs et fruits. (Sanchez (P.), Seydoux (X.), Les catalogues des Salons, 1846-1850, Dijon, L’Echelle de Jacob, 2001, p. 288 n°504 et n°505).

 

Transcription originale

Page 1

 

Monsieur Dutilleux
peintre d’histoire
à Arras.

 

Page 2

Page 3

 

Paris 6 fevrier 1849 -

Cher Monsieur,

 

Il faut que vous excusiez le retard
que je mets à vous repondre, et attribuez
le aux mille occupations ou plutot à
la négligence habituelle aux artistes qui
leur fait toujours remettre au lendemain
les affaires même les plus importantes. J’ai
eté voir presqu’aussitot après avoir reçu
votre lettre, les deux tableaux de fleurs. J’en
ai exactement la même opinion que
vous m’exprimez. Ils sont pleins de talent :
la touche surtout en est surprenante : ils ne
me semblent pécher que par le défaut qui
est commun à presque toutes ces sortes d’ouvrages
faits par des hommes spéciaux : l’etude des
détails poussée à un très haut [3 mots interlinéaires] [mot barré illisible] point, [mot barré illisible] nuit un peu
à l’ensemble. Je crois aussi que l’effet
du temps est [mot interlinéaire] [mot barré illisible] d’augmenter cette
imperfection. Comme l’artiste en executant
a moins procedé par de grandes divisions
locales de lignes et de couleurs que par une


 

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attention extrême à exprimer les differentes
parties, les objets qui dans le tableau servent
en quelque sorte de fond à chacun de ces
details mis en relief avec trop de complai-
-sance, disparaissent à la longue et il
ne reste que cet eparpillement qui nuit
un peu à l’effet. Tout cela n’ote pas reelle-
-ment de valeur à ces tableaux dont l’execution
est trop superieure pour etre confondue avec
tout ce qu’on a fait en ce genre.

Vous avez la bonté de me parler des tableaux
de fleurs que [lacune] suis en train d’achever. J’ai
sans parti pris, procedé d’une facon toute
contraire à celle des deux ouvrages en
question et j’ai subordonné les details
à l’ensemble autant que je l’ai pu. [2 mots barrés illisibles]
[puis 2 lignes barrées illisibles]
[enfin plusieurs mots barrés illisibles] J’ai
voulu aussi sortir un peu de l’espece de
poncif qui semble condamner tous les
peintres de fleurs à faire toujours le même
vase avec les mêmes colonnes ou les mêmes
draperies fantastiques qui leur servent de

 

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fond ou de repoussoir. J’ai essayé de
faire des morceaux de nature comme
ils se présentent dans des jardins, [mot barré illisible]
seulement en réunissant dans le même
cadre et d’une maniere un peu probable
la plus grande varieté possible de fleurs.
Je suis à présent dans l’inquietude de
savoir si j’aurai le temps de finir : car je
n’ai pu encore m’y remettre et il y a
beaucoup a faire. S’ils sont finis à temps
et comme je le desire je les mettrai
probablement au Salon. Il y en a 5, ni
plus ni moins.

J’ai fait effectivement à differentes
epoques quelques essais d’eau forte : tout
cela est dispersé : cependant j’en réunirai
le plus que je pourrai et je vous les ferai
parvenir par Mr. Souty aussitôt que je les
aurai retrouvées toutes ou en partie : mais
je vous préviens d’avance qu’elles n’ont
guères d’importance.

Adieu cher monsieur : je vous suis bien
reconnaissant de votre bon et aimable

 

Page 6

 

souvenir : votre flatteuse approbation
m’encourage beaucoup : j’en dis autant
de l’amitié que vous me conservez. J’eprouve
en prenant des années que les affections
sincères et désinteressées sont bien rares.
Les artistes en particulier savent difficilement
à quoi s’en tenir sur les opinions qu’on
leur exprime ou sur les sentiments des
personnes qui les entourent. Recevez donc
encore une fois mes remerciments et
croyez que je vous suis de mon coté
bien sincerement devoué et attaché.

EugDelacroix

 

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