Lettre à Jean-Baptiste Pierret, 8 octobre 1819

  • Cote de la lettre ED-ML-1819-OCT-08-A
  • Auteur Eugène DELACROIX
  • Destinataire Jean-Baptiste PIERRET
  • Date 8 Octobre 1819
  • Lieux de conservation Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques
  • Éditions précédentes Joubin, Correspondance générale, 1936-38
    , 1935, t. I, p. 56-58 ; Chillaz, 1997, Aut.524, p.103.
  • Historique Legs Etienne Moreau-Nélaton, 1927
  • Enveloppe Non
  • Nombre de pages écrites 1
  • Présence d’un croquis Non
  • Format in - 4°
  • Dimension en cm 24,9x20
  • Cachet de cire Non
  • Nature du document Lettre Autographe Signée
  • Cote musée bibliothèque AR18L11
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Transcription modernisée

Le 8 octobre 1819

 

Que fais-tu donc, mon ami ? Pourquoi ne me réponds-tu pas ? Dois-je te faire des reproches ou m’affliger de quelque événement fâcheux ? Car la connaissance que j’ai de ton amitié et de ton exactitude ordinaire, ne me laisse imaginer que quelque chose de malheureux1. Est-ce ta santé, cette cruelle santé que j’ai laissée mauvaise derrière moi à mon départ de Paris2? Je pense cependant que s’il t’était survenu quelqu’accident, Piron3 aurait pu m’en informer. Il me marque qu’il est très embarrassé lui-même à cause de la conscription et qu’il a attendu vainement ta lettre. Qu’est-ce que je dois donc trouver à mon retour ? Enfin, tu es malade, c’est sûr. J’attends une réponse de Félix : il me dira peut-être si tu lui as écrit et ce que tu fais. Dans mon incertitude, je n’ose te parler de rien : car quelles choses assez intéressantes pour occuper l’esprit, quand on s’adresse peut-être à un ami souffrant ? J’espère pourtant que, s’il en était ainsi, si une indisposition t’empêchait d’écrire, tu serais assez bon pour me tirer d’inquiétude en me faisant écrire un mot par ton frère ou quelqu’autre. Et ne tarde point si tu le peux : car les jours se succèdent bien rapidement. Quoique je sois désoeuvré presque toute la journée, et que je ne fasse rien de suivi, je vois les hier, les avant-hier, les semaines passées se cumuler avec une sorte d’effroi qui m’étonne toujours. Voilà que les premières gelées ont fait jaunir la feuille de la vigne : bientôt elle tombera, et c’est le signal de froidure. Le matin, les feuilles des arbres sont couvertes d’une rosée froide qui brille comme des diamants et des rubis aux rayons du soleil. Les mains se gèlent sur le fusil et les chiens n’osent entrer dans les buissons mouillés. Tout cela me rappelle à mes quartiers d’hiver, me rappelle à toi, excellent ami. Je n’ai pas le cœur de t’en écrire davantage, je hais mon bavardage que tu ne liras peut-être qu’en souffrant. Ne crois pas que je t’en dis si peu par humeur de n’avoir rien reçu de toi, non, ne le crois pas. Et quand tu m’aurais négligé, quand cela serait possible à toi, qu’est-ce que ces misères pour de vrais amis : un peu plus tôt, un peu plus tard n’est une affaire que par l’inquiétude que le dernier peut causer. Adieu.

Ton ami      Eugène Delacroix

N’oublie pas de consoler pour moi Caroline4 et de l’encourager

 

A Monsieur
Monsieur J. B. Pierret
Rue du four St Germain n°50
à Paris

 


1Delacroix se plaint également du silence de Pierret dans sa lettre du 26 octobre 1819. En réalité, Pierret est en train de perdre son père (voir lettre de Delacroix à Pierret, 29 octobre 1819).
2Delacroix se trouve depuis le 5 septembre 1819 (voir lettre de Delacroix à Pierret, 6 septembre 1819) en séjour avec sa sœur aînée, Henriette de Verninac, dans la propriété familiale de la maison des Gardes près de Mansle.
3Achille Piron travaille dans l’Administration des postes ; c’est ainsi qu’il facilite le port de la correspondance de Delacroix avec ses camarades
4Caroline, servante d’Henriette de Verninac, avec laquelle le peintre eut une liaison. Suite à des difficultés financières, les Verninac, ne pouvant plus vivre à Paris, s’installent dans la propriété familiale de la forêt de Boixe. Caroline est alors confiée à la famille Pierret (voir lettre de Delacroix à Pierret, 6 septembre 1819).



Transcription originale

Page 1

Le 8 octobre 1819

 

 

Que fais tu donc, ami. Pourquoi ne me réponds tu pas. Dois je te faire des reproches
ou m’affliger de quelque evenement facheux : Car la connaissance que j’ai de
ton amitié et de ton exactitude ordinaire, ne me laisse imaginer que quelque chose
de malheureux. Est ce ta santé, cette cruelle santé que j’ai laissé mauvaise
derriere moi à mon départ de Paris. Je pense cependant que s’il t’ etait survenu
quelqu’accident, Piron aurait pu m’en informer. Il me marque qu’il est très
embarrassé lui même à cause de la conscription et qu’il a attendu vainement
ta lettre. Quest-ce que je dois donc trouver à mon retour. Enfin, tu es malade
C’est sur. J’attends une réponse de Felix : il me dira peut-être si tu lui as
ecrit et ce que tu fais. Dans mon incertitude, je n’ose te parler de rien : car quelles
choses assez interessantes pour occuper l’esprit, quand on s’adresse peut-etre à un ami
souffrant. J’espere pourtant que s’il en était ainsi, si une indisposition t’empechait
d’ecrire, tu serais assez bon pour me tirer d’inquietude en me fesant écrire un mot
par ton frere ou quelqu’autre. Et ne tardes point si tu le peux : car les jours se
succedent bien rapidement. quoique je sois désoeuvré presque toute la journée, et
que je ne fasse rien de suivi, je vois les hiers, les avant-hiers, les semaines passées se
cumuler avec une sorte d’effroi qui m’étonne toujours. Voila que les premieres
gélées on fait jaunir la feuille de la vigne : bientot elle tombera et c’est le signal
de froidure. Le matin les feuilles des arbres sont couvertes d’une rosée froide qui
brille comme des diamants et des rubis aux rayons du soleil. Les mains se gèlent
sur le fusil et les chiens n’osent entrer dans les buissons mouillés : tout cela me rappelle
à mes quartiers d’hiver, me rappelle à toi, excellent ami. Je n’ai pas le cœur de t’en ecrire
davantage : je hais mon bavardage que tu ne liras peut-être qu’en souffrant : ne crois pas
que je ne t’en dis si peu par humeur de n’avoir rien reçu de toi ; non, ne le crois pas:
et quand tu m’aurais negligé, quand cela serait possible à toi, qu’est-ce que ces misères pour
de vrais amis : Un peu plus tot un peu plus tard n’est une affaire que par l’inquietude que
le dernier peut causer. Adieu.      ton ami        Eugène Delacroix
N’oublies pas de consoler pour moi Caroline et de l’encourager.

 

 

Page 2

Adresse au verso
A Monsieur
Monsieur J. B. Pierret
Rue du four St Germain n°50
à Paris

 

 

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