Lettre à Jean-Baptiste Pierret, 19 novembre 1829

  • Cote de la lettre ED-ML-1829-NOV-19-A
  • Auteur Eugène DELACROIX
  • Destinataire Jean-Baptiste PIERRET
  • Date 19 Novembre 1829
  • Lieux de conservation Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques
  • Éditions précédentes Burty, 1878
    , p.102 ; Joubin, Corr. Gén.,1935, t. I, p. 248-250 ; Sérullaz, 1993, p.66 ; Chillaz, 1997, Aut 549, p. 105.
  • Historique Legs Etienne Moreau-Nélaton, 1927
  • Enveloppe Non
  • Nombre de pages écrites 4
  • Présence d’un croquis Non
  • Format in - 4°
  • Cachet de cire Non
  • Nature du document Lettre Autographe Signée
  • Cote musée bibliothèque AR18L34
  • Cachet de la poste [1er cachet] 21 Nov 1829 ; [2e cachet] VALMONT ; [3e cachet] Novembre 1829 // 21
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Transcription modernisée

19 novembre [1829]

Dix-neuf du mois et pas encore de retour1 ! Cher petit, les projets des hommes, comme tu sais, sont sujets à manquer d’exécution. Qui plus est, je t’écris pour te donner une commission. Dans l’hypothèse où Goubaux2 se serait exécuté, tu donnerais à Thérèse de quoi acheter du bois, ce que j’avais oublié de te prier de faire. Il fait ici depuis deux jours une gelée d’une âpreté extrême qui m’a rappelé physiquement que mon bûcher était entièrement vide.
Ce qui m’a retardé considérablement, c’est qu’au dernier moment il nous a pris fantaisie de mouler certaines petites figures qui ornent les tombeaux de l’église et qui sont d’un très-beau style. Ayant une fois commencé, nous avons voulu nous en tirer à notre honneur. Malgré nos efforts, les difficultés étaient si grandes que tout cela a été de guingois et qu’il en arrivera ce qui pourra3.
Cher ami, ton bout de lettre que j’ai trouvé bien court m’a fait bien plaisir. Tu sais celui qu’on sent à recevoir quelque chose des vrais amis puisque, quand on est éloigné, les lettres les plus indifférentes vous font un certain effet. Le moment où arrive la poste est toujours celui où il me semble que je vis le plus par l’espérance qui m’agite de recevoir quelque chose. Et quand il n’est rien arrivé, il me semble que je ne revivrai que le lendemain à pareille heure. Félix plus honnête que toi m’a donné de bonne prose dans laquelle il dit beaucoup de bêtises, dis-le lui de ma part, en se défiant éternellement de lui-même. Dis-lui que je ne t’écris que pour te donner une commission et que cela ne compte pas. Je compte partir lundi pour Rouen. J’y passerai probablement mardi. Mercredi, j’arriverai chez ma tante Riesener4 que j’irai embrasser en passant. J’y serai un jour ou deux de sorte qu’irrévocablement je serai à Paris vers vendredi ou samedi. Il me semble que j’irai voir tout le monde, que tout le monde m’amusera. J’ai envie de ne voir d’abord que les gens ennuyeux. Je les trouverai délicieux pendant quelque temps. Ensuite je me permettrai ceux que j’aime. Tu vois que c’est pour ne pas rendre trop subite la transition du pays de Caux à la mère des arts et de la civilisation. Tu vois aussi que d’après ce calcul, je serai forcé de ne te pas embrasser de sitôt. Je t’écris avec des gants que j’ai graissés, non pas parce je crains l’air aux mains (les Romains), comme disait Vernet le père, mais parce que je les ai toutes gercées par le plâtre et le froid. Embrasse bien Félix car la lettre au fait est pour lui-aussi, et dis-lui que je l’invite à s’aiguiser d’avance l’appétit pour notre Saint-Sylvestre5 que tu fais, je crois.
Mille amitiés à ta femme et à toute ta potée.
Eug Delacroix

 

Adresse à la verticale :

Monsieur
Pierret,
rue Sainte-Anne
n° 18
à Paris.

 


1Delacroix écrit cette lettre de l’abbaye de Valmont, propriété d’Alexandre-Marie Bataille, cousin germain de Delacroix du côté paternel. Le peintre y passe neuf séjours entre 1813 et 1850, « séjours de paix et d’oubli du monde entier ». Le peintre est à Valmont depuis la mi-octobre 1829. Voir le cachet postal.
2Dans sa lettre datée du 28 octobre 1829, Delacroix avait déjà demandé à Pierret de se rapprocher de Goubaux. Co-fondateur et directeur de l’Institution Saint-Victor (aujourd’hui collège Chaptal), Prosper-Parfait Goubaux (1795-1859) avait commandé au peintre dix portraits de ses élèves ayant remporté des prix au concours général. Il est redevable vis-à-vis de Delacroix du travail en cours, ce qui permettrait au peintre de payer son loyer et d’acheter du bois pour se chauffer.
3Delacroix fait ces moulages avec son cousin Léon Riesener. Il s’agit des tombeaux de Nicolas d’Estouville et de Jacques d’Estouville. Plusieurs dessins d’une une collection particulière ont été vendus en vente publique en 2012 (Sérullaz, 1993, n°16 à 18).
4Anne-Louise-Félicité Riesener (1783-1784), femme d’Henri Riesener et mère du peintre Léon Riesener, la « bonne tante » de Delacroix, qu’il aimait « comme une mère » (cf Corresp. II, p.330). Il fit son portrait (Lee Johnson, Critical Cat., 1981, n° 226).
5Delacroix et ses amis Jean-Baptiste Pierret, Félix et Louis Guillemardet avaient institué l’usage de passer chaque réveillon de la Saint-Sylvestre chez l’un d’entre eux, à tour de rôle. Delacroix a consigné ses soirées amicales, de 1817 à 1843, dans un album intitulé Album de la Saint-Sylvestre (musée du Louvre, RF 9140).

 

 

Transcription originale

Page 1

19 9bre.

19 du mois et pas encore de retour !
Cher petit, les projets des hommes comme tu
sais, sont sujets à manquer d’exécution. Qui plus
est je t’écris pour te donner une commission dans
l’hypothèse ou Goubaux se serait executé, tu donnerais
à Therese de quoi acheter du bois, ce que j avais
oublie de te prier de faire. Il fait ici depuis
deux jours une gelée d’une âpreté extrême qui
m a rappelé physiquement que mon bûcher était
entierement vide. Ce qui m’a retardé considerablement
c’est qu’au dernier moment il nous a pris
fantaisie de mouler certaines petites figures qui
ornent les tombeaux del Eglise et qui sont d’un
très-beau style. ayant une fois commencé nous
avons voulu nous en tirer à notre honneur. Malgré
nos efforts, les difficultés étaient si grandes que
tout cela a été de guingoi et qu’il en arrivera

 

Page 2

ce qui pourra.
Cher ami, ton bout de lettre que
j’ai trouvé bien court m’a fait bien plaisir.
Tu sais celui qu’on sent à recevoir quelquechose
des vrais amis puisque quand on est
eloigné, les lettres les plus indifférentes vous
font un certain effet. Le mo¬ment où arrive
la poste est toujours celui où il me sembleque
je vis le plus par l’esperance qui m’agite de
recevoir quelquechose. Et quand il n’estrien
arrivé, il me semble que je ne revivrai que
lelendemain apareilleheure. Felix plus honnête
que toi m’a donné de bonne prose dans la
quelle il dit beaucoup de betises, dis-le lui de ma
part en se défiant éternellement de lui même.
Dis lui que je ne t’écris que pour te[te interlinéaire sup.] donner une
commission et que cela ne compte pas. Je

 

Page 3

compte partir lundi pour Rouen. J’y passerai
probablement mardi. Mercredi j’arriverai
chez ma Tante Riesener que j’irai embrasser
en passant. j’y serai un jour ou deux de sorte
qu’irrévocable¬mentje serai à Paris vers vendredi
ou samedi — il me semble que j’irai voir tout
lemonde, que tout le monde m’amusera. J’ai envie
de ne voir d’abord que les gens ennuyeux. je les
trouverai délicieux pendantquelque temps. Ensuite
je me permettrai ceux que j’aime. [rature] tu vois
que c’est pour ne pas rendre trop subite la transition
du pays de Caux ala mère des arts et de la civi¬lisation.
Tu vois aussi que d’après cecalcul, je serai forcé de ne t[e]
pas embrasser desitot. je t’écris avec des gants que j’ai
graissés, non pas parceje crains[mots barrés] l’air aux
mains [les Romains interlinéaire sup.] comme disait Vernet le père, mais parce que je les ai toutes gercées par le plâtre et le froid. — Embrasse bien
Felix car la lettre au afit est pour lui aussi, et
dis-lui que je l’invite a s’aiguiser d’avance l’appetit

 

Page 4

pour notre SaintSylvestre que tu fais je crois.
Mille amitiés a ta femme et à toute ta potée.
Eug Delacroix

 

Adresse à la verticale :

Monsieur Pierret,
rue Sainte-Anne
n° 18
à Paris.

 

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