Lettre à Jean-Baptiste Pierret, Londres, 27 juin 18[25]

  • Cote de la lettre ED-ML-1825-JUIN-27-A
  • Auteur Eugène DELACROIX
  • Destinataire Jean-Baptiste PIERRET
  • Date 27 Juin 1825
  • Lieux de conservation Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques
  • Éditions précédentes Joubin, Correspondance générale, 1936-38
    , 1935, t. I, p. 161-163 ; Chillaz, 1997, Aut 537, p. 104.
  • Historique Legs Etienne Moreau-Nélaton, 1927
  • Enveloppe Non
  • Nombre de pages écrites 2
  • Présence d’un croquis Non
  • Format in - 8°
  • Dimension en cm 22,5x18,3
  • Cachet de cire Non
  • Nature du document Lettre Autographe Signée
  • Cote musée bibliothèque AR18L23
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Transcription modernisée

Londres, 27 juin.1

Mon cher ami,

Je profite du départ de Mr. Enfantin2 qui est ici depuis un mois pour t’envoyer quelques nouvelles d’ici. Plus j’y reste, et plus je voudrais y rester. Il fait un beau temps rare pour Londres. Beaucoup de gens m’ont plaint de ne pas assister aux fêtes du couronnement3, mais je crois que ma présence n’y aurait ajouté aucun charme. J’ai reçu une lettre de toi et une d’Edouard4qui s’annonce toujours pour prochainement. Je calcule qu’il doit arriver maintenant. La politesse anglaise est extrême pour les étrangers chez eux et je n’ai qu’à m’en louer. Les échantillons de Français qu’ils ont chez eux ne sont pas pour donner une haute idée du caractère national. : il y a une foule de gens d’une existence douteuse qui se réfugient ici. Les banqueroutiers, les faussaires de Paris se rencontrent dans les hôtels de Londres…
J’ai vu Richard III, joué par Kean5 , qui est un très grand acteur, quoi qu’en dise l’ami Duponchel6 qui l’appelle le « Philippe de l’Angleterre »7. Je ne saurais être de son avis. Young8 ne me plaît pas autant. Je l’ai vu dans plusieurs pièces, entre autres dans la Tempête, qu’on a remise à la scène. On a changé le commencement de Richard : au lieu de la mort de Clarence, ils ont mis la mort de Henri VI, qui est aussi de Shakespeare, mais dans la deuxième partie d’Henri VI, Richard, qui n’est encore que Gloster (sic), vient dans sa prison et l’assassine à coups d’épée. Ce moment a été terriblement rendu par Kean, ainsi que mille autres dont je ne manquerai pas de te rebattre les oreilles. J’ai vu aussi Othello par lui. Les expressions d’admiration manquent pour le génie de Shakespeare qui a inventé Othello et Iago. Je suis obligé, à mon grand regret, de manquer une représentation demain où Young doit jouer le rôle d’Iago avec Kean dans Othello. Quoiqu’à des théâtres différents, ils se réunissent pour un bénéfice. Je pense voir aussi Hamlet. M. Elmore9 est on ne peut plus aimable pour moi. Je me suis mis depuis peu de temps à travailler chez lui.
Comment va Félix ? J’espère que vous aurez eu l’esprit de donner à Edouard un paquet de lettres. Il faut bien que je sois amplement dédommagé de l’avoir attendu si longtemps. J’ai rencontré Mayer10 qui gagne de l’argent beaucoup avec des portraits. Il a infiniment regretté de n’avoir pas su que Duponchel était à Londres. Il est pour moi la boussole de la mode, comme on peut penser : malheureusement, dans ce pays on ne va pas loin avec peu d’argent.
On a pendu plusieurs fois depuis que je suis ici ; mais je n’ai pas été tenté de l’aller voir. Au reste, comme c’est le lundi et le vendredi de chaque semaine, si la fantaisie en reprend, tu vois qu’il est commode de se la passer. — Je ne sais si je t’ai parlé de la peur que j’ai que les vers ne se mettent dans les habits turcs ou tapis, etc., qui sont à l’atelier11.
Adieu, mon cher et bon ami. Je t’embrasse tendrement et me recommande au souvenir de tout ce qui t’est cher, Mme Pierret à la tête.
E. Delacroix.

Je mets de l’autre côté un mot pour Henry12 . Je crois qu’il demeure Place Beauveau 94.

 


1Delacroix se trouve en Angleterre depuis la mi-mai et rejoindra la France fin-août 1825.
2Le peintre Barthélémy Prosper Enfantin (1793-1864).
3Charles X est couronné à Reims le 29 mai 1825.
4Edouard Bertin (1797-1871), fils de Louis-François Bertin, fondateur du Journal des Débats, paysagiste, ami de Delacroix qu’il rejoint en effet en Angleterre, avec Eugène Isabey et Richard Parkes Bonington.
5Edmund Kean(1787-1833), illustre tragédien anglais qui emporta tous les suffrages dans les rôles tragiques des pièces de Shakespeare (Richard III, Hamlet, Othello ou Shylock). Il multipliait les excentricités dans sa vie personnelle. Il inspira une pièce à Alexandre Dumas : « Kean ou désordre et génie » parue en 1836.
6Charles-Edmond Duponchel (1795-1868) sera directeur de l’Opéra en 1835 puis un seconde fois en 1847, associé à Nestor Roqueplan. Ses choix musicaux seront contreversés.
7Philippe, acteur célèbre au début du dix-neuvième siècle, jouait le mélodrame à la Porte Saint-Martin. Il meurt en 1824.
8Charles Maine Young (1777-1856), grand tragédien anglais.
9A. Elmore, marchand de chevaux, chez qui travaillait Delacroix (3, John Street, Edgeware road, à Londres).
10Auguste-Etienne-François Mayer (1805-1890), portraitiste : son portrait de la Pasta, cantatrice célèbre, figura au Salon de 1824.
11Vêtements et selles que l’on retrouve dans les tableaux des années 1825 et notamment la Figure de turc assis (coll.part.) qui pourrait être un portrait de Pierret, le Turc à la selle et le Turc fumant , assis sur un divan (Paris, musée du Louvre). Delacroix témoigne de la même inquiétude dans sa lettre précédente à Pierret datée du 18 juin 1825 (Joubin, Corr.Gén., t.I, p.160).
12Henry Hugues (1784-1840), cousin germain de Delacroix, fils d’une sœur (Françoise) de sa mère. Delacroix fit son portrait à l’huile(Lee Johnson,  Critical Cat, t.III, J 234) et à l’aquarelle (Paris, musée du Louvre, RF 31281).

 

 

 

 

 

Transcription originale

Page 1

Londres, 27 juin.

Mon cher ami,
Je profite du depart de Mr. Enfantin qui est ici
depuis un mois pour t’envoyer quelques nouvelles d’ici. Plus
j’y reste et plus je voudrais y rester. Il fait un beau temps rare
pour Londres. Beaucoup de gens m’ont plaint de ne pas assiste
aux fêtes du couronnement : mais je crois que ma présence
n’y aurait ajouté aucun charme. j’ai reçu une lettre de toi
et une d’Edouard qui s’annonce [comme] toujours pour prochai-
nement. Je cal¬cule qu’il doit arriver maintenant. La politesse
anglaise est extreme pour les etrangers chez eux et je n’ai qu’à
m’en louer. Les échantillons de français qu’ils ont chez eux
ne sont pas pour donner une haute idée du caractère national.
Il y a une foule de gens d’une existence douteuse qui se
réfugient ici. Les banqueroutiers, les faussaires de Paris se
rencontrent dans les hôtels de Londres ── J’ai vu Richard III,
joué par Kean, qui est un très grand acteur quoi qu’en dise l’ami
Duponchel qui l’appelle le Philippe de l’Angleterre.
je ne saurais être de son avis. Young ne me plait pas autant.
Je l’ai vu dans plusieurs pièces, entr’autres dans la Tempête,
qu’on a remise à la scène. On a changé le commencementde
Richard : au lieu dela mort de Clarence, ils ont mis
la mort de Henri VI. qui est aussi de Shakespear, mais
dans la 2e partie d’Henri VI. Richard qui n’est encore
que Gloster, vient dans sa prison et l’assassine à coups d’epee.Ce moment a été terriblementrendupar Kean, ainsi quemille
autres dont jene manquerai pasde te rebattre les oreilles.

 

Page 2

j’ai vu aussi Othello par lui. Les expressions d’admiration manquent
pour le génie de Shakespear qui a inventé Othello et Iago.
Je suis obligé, à mon grand regret, de manquer une
representation demain où Young doit jouer le rôle d’Iago avec
Kean dans othello. Quoique à des theatres differents, ils se
réunissent pour un bénéfice. Je pense voir aussi Hamlet. M.[mot barré]
Elmore est on ne peut plus aimable pour moi. Je me suis
mis depuis peu de temps à travailler chez lui. [mot barré]°Comment
va felix? j’espère que vous aurez eu l’esprit de donner
a Edouard un paquet de lettres. Il faut bienqueje sois
amplement dedommager de l’avoir attendu si longtemps.
j’ai rencontré Mayer qui gagne de l’argent beaucoup
avec des portraits. Il a infiniment regretté de n’avoir
passu que Duponchel était a Londres. Il est pour moi
la boussole de la mode, comme on peut penser : malheureusement,
dans ce pays on ne va pas loin avec peud’argent.On a pendu
plusieurs fois depuis que je suis ici ; mais je n’ai pas été tenté
de l’aller voir. Au reste comme c’est le lundi et le vendredi de
chaque semaine si la fantaisie en reprend tu vois qu’il est commode
de se la passer. Je ne sçais si je t’ai parlé de la peur que j’ai que
les vers ne se mettent dans les habits turcs ou tapis,~ , qui
sont à l’atelier. adieu, mon cher et bon ami. Je t’embrasse
tendrement et me recommande au souvenir de tout ce qui t’est
cher, Mme Pierret à latete. ____________

E. Delacroix.
Je mets de l’autre côté un mot pour
Henry. Je crois qu’il demeure Place beauveau 94.

 

 

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