Lettre à Jean-Baptiste Pierret, 18 juin 1825

  • Cote de la lettre ED-ML-1825-JUIN-18-A
  • Auteur Eugène DELACROIX
  • Destinataire Jean-Baptiste PIERRET
  • Date 18 Juin 1825
  • Lieux de conservation Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques
  • Éditions précédentes Joubin, Correspondance générale, 1936-38
    , 1935, t.I, p.159-161 ; Chillaz, 1997, Aut 536,p.103.
  • Historique Legs Etienne Moreau-Nélaton, 1927
  • Enveloppe Non
  • Nombre de pages écrites 2
  • Présence d’un croquis Non
  • Format in - 8°
  • Dimension en cm 22,5x18,5
  • Cachet de cire Non
  • Nature du document Lettre Autographe non Signée
  • Cote musée bibliothèque AR18L22
  • Cachet de la poste [1er cachet] juin // 18 [2e cachet] Angleterre
  • Données matérielles Quelques taches, un trou sur la bordure droite, une ligne barrée
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Transcription modernisée

[18 juin1825]

JB Pierret Esq.re1

J’écris à Soulier. Tu lui enverras la feuille ci-jointe et tu la liras auparavant : c’est toujours une partie de ce que m’inspire ce pays-ci. Tu ne m’écris pas et tu attends sans doute que des amis de Londres2 fassent oublier ceux de Paris. Tu veux que je me détache de toi et que tout concoure à me retenir dans ce climat. Mais non ! Malgré ton oubli, j’aime mieux notre pays, et loin de chercher à affecter de la conformité avec les façons anglaises, je me plais à me faire voir tout français. Les Anglais ne sont pas chez eux ce qu’ils sont chez les autres, et tous les hommes sont de même. Ils sont bien plus prévenants, bien plus empressés à savoir votre opinion sur leur pays, et par revanche je me sens un peu ce qu’ils sont chez nous : fort disposé à relever la France et à leurs dépens, ce que nous ne faisons jamais vis-à-vis d’eux quand nous sommes dans nos foyers. Donne-moi toutes sortes de nouvelles, et quant aux soins fatigants dont tu as bien voulu te charger. As-tu prié la portière de mettre du poivre dans les habits et selles turcs3 , fait mettre des barres de bois à la table pour les chevaux? Mon neveu4 a-t-il trouvé un logement ? J’ai vu chez Wilkie5 une esquisse de Knox le puritain prêchant devant Marie Stuart. Je ne peux t’exprimer combien c’est beau, mais je crains qu’il ne la gâte. C’est une manie fatale. J’ai vu ici une pièce de Faust qui est la plus diabolique qu’on puisse imaginer. Le Méphistophélès est un chef-d’œuvre de caractère et d’intelligence. C’est le Faust de Goethe, mais arrangé : le principal est conservé. Ils en ont fait un opéra mêlé de comique et de tout ce qu’il y a de plus noir. On voit la scène de l’église avec le chant du prêtre et l’orgue dans le lointain . L’effet ne peut aller plus loin sur le théâtre6. J’ai vu le Freischütz7 sur deux théâtres différents, avec de la musique qu’on a supprimée à Paris. Il y a des choses fort singulières dans la scène de la fonte des balles. Ils entendent mieux que nous l’effet sur le théâtre, et leurs décorations, qui ne sont pas exécutées avec autant de soin, font mieux ressortir les personnages. Ils ont des actrices d’une beauté divine qui valent mieux souvent que le spectacle. Elles ont des voix charmantes et des tournures qui ne sont que dans ce pays-ci. Adieu, cher ami, bien des choses à tous nos amis, à Leblond8 et autres.

Si tu vois M. Rivière, pour qui tu sais que nous avons tous deux beaucoup d’amitié, dis-lui mille choses de ma part et que ses jugements sur ce pays-ci sont bien justes pour moi, que je suis entièrement d’avis que nous valons ces insulaires et même mieux en bien des choses.

Je me rappelle au souvenir de Mme Pierret.

14 charles street Middlesex
Hospital



Adresse p.2

Monsieur
Pierret
Rue de l’Université n°46
Fbg St Germain
à Paris

 


1Esq.re: abréviation d’ « esquire ». Sir en anglais, monsieur en français. Delacroix écrit d’Angleterre où il se trouve depuis le 19 mai 1825.
2Delacroix avait notamment retrouvé son ami peintre Thales Fielding, lequel lui avait trouvé un petit logement à Londres pour 40 francs par mois (cf lettre à Guillemardet et Pierret, 25 juin 1825, Joubin, Corr. Gén, t. I, p.156)
3Vêtements et selles que l’on retrouve dans les tableaux des années 1825 et notamment la Figure de turc assis (Paris, Mme Bassuet) qui pourrait être un portrait de Pierret, le Turc à la selle et le Turc fumant, assis sur un divan (Paris, musée du Louvre).
4Depuis 1819 où les parents de Charles de Verninac quittent Paris pour la propriété de la Boixe en Charente, Delacroix veille sur son neveu qu’il chérit tendrement. Il réalise trois portraits de son neveu, vers 1819, vers 1826 et vers 1829 (collections particulières) et sera profondément affecté par sa mort prématurée en 1834.
5Le peintre écossais Sir David Wilkie (1795-1841), peintre d’histoire, de genre et de portraits, s’est inspiré plusieurs fois de sujets empruntés à la vie de John Knox, célèbre réformateur suiveur de Calvin, fondateur de l’Eglise presbytérienne écossaise.
6Le drame de Faust traduit par Albert Stapfer et illustré des dix-sept lithographies de Delacroix, certainement fort inspiré des spectacles vus à Londres, paraît en 1828. L’artiste évoque la scène de l’église avec le prêtre célébrant dans le lointain (lithographie n°13 où son Méphistophélès a les traits aigus du diable).
Le premier opéra romantique, Der Freischütz, de Carla Maria Von Weber, créé le 18 juin 1821au Königlisches Schauspielhaus de Berlin.
8Frédéric Leblond, ami de Delacroix dès 1819, fera sa carrière à l’administration des douanes. Graveur, amateur de musique, collectionneur, il organise des réunions régulières chez lui où l’on peint, cause…Delacroix, Schwiter, Pierret, les deux Fielding et d’autres encore y participaient. Delacroix dessina son portrait (Robaut 65 et aussi Album RF 23357, F°14 recto, Paris, musée du Louvre, départment des Arts graphiques).

 

 

 


 

 

Transcription originale

Page 1

JB Pierret Esq.re

J’ecris à Soulier. Tu lui enverras la feuille ci jointe et
tu la liras auparavant : c’est toujours une partie de ce que m’inspire
ce pays-ci. Tu ne m’ecris pas et tu attends sans doute que des
amis de Londres fassent oublier ceux de Paris. Tu veux que
je me detache de toi et que tout [mot barré]concourre à me
retenir dans ce climat. Mais non : malgré ton oubli, j’aime
mieux notre pays et loin de chercher à affecter de la
conformité avec les mœurs façons anglaises, je me plais à me
faire voir tout français. Les anglais ne sont pas chez eux
ce qu’ils sont chez les autres ; et tous les hommes sont de même.
Ils sont bien plus prévenants, bien plus empressés à savoir votre
opinion sur leur pays et par revanche je me sens un peu
ce qu’ils sont chez nous : fort disposé à relever la france à
leurs dépens : ce que nous ne faisons jamais vis à vis [d’eux, un trou]
quand nous sommes dans nos foyers. Donnes moi toutes  [sortes, un trou]
de nouvelles, et quand aux soins fatigants dont tu as bien
voulu te charger, as-tu prié la portière de l’atelier de mettre
du poivre dans les habits et selles turcs, fait mettre des barres
de bois à la table pour les chevaux. mon neveu a-t-il trouvé un
logement ? j’ai vu chez Wilkie une esquisse de Knox le puritain
prêchant devant Marie Stuart . Je ne peux t’exprimer combien c’est
beau. mais je crains qu’il ne le gate : c’est une manie fatale.
J’ai vu ici une pièce de faust qui est la plus diabolique qu’on puisse
imaginer. Le mephistopheles est un chef-d’œuvre de caractere
et d’intelligence. C’est le faust de Goethe, mais arrangé : le principal
est conservé. ils en ont fait un opera melé de comique et de tout
ce qu’il y a de plus noir : on voit la scène de l’Eglise avec le chant du prêtre
et l’orgue dans le lointain. l’effet ne peut aller plus loin sur le theatre. J’ai
vu le Freischütz sur deux théâtres différents, avec de la musique qu’on
a supprimée à Paris. Il y a des choses fort singulieres dans

 

Page 2

la scène de la fonte des balles. ils entendent mieux que nous
l’effet sur le theatre, et leurs decorations, qui ne sont pas exécutées
avec tant de soin font mieux ressortir les personnages. Ils ont des
actrices d’une beauté divine qui valent mieux souvent que le
spectacle. Elles ont des voix charmantes et des tournures qui ne sont
que dans ce pays ci. Adieu cher ami bien des choses à tous
nos amis, à Leblond et autres ─ ─ ─

(ici adresse à la verticale)

Monsieur
Pierret
Rue de l’Université n°46
fbSt germain
a Paris


Si tu vois M. Rivière, pour qui tu sais que nous avons
tous deux beaucoup d’amitié dis-lui mille choses de ma part
et que ses jugements sur ce pays-ci sont bien justes pour moi ;
que je suis entierement d’avis que nousvalons ces insulaires
et même mieux en bien des choses.
Je me rappelle au souvenir de Mme Pierret. (mot barré puis toute la ligne suivante barrée)

14 charles street Middlesex
Hospital

 

 

l

 

 


 

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