Lettre à Jean-Baptiste Pierret, Londres dimanche [22 mai 1825]

  • Cote de la lettre ED-ML-1825-MAI-22-A
  • Auteur Eugène DELACROIX
  • Destinataire Jean-Baptiste PIERRET
  • Date 22 Mai 1825
  • Lieux de conservation Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques
  • Éditions précédentes Joubin, Correspondance générale, 1936-38
    , 1935, t.I, p. 153-158; Moreau-Nélaton, 1916, t.I, p.69-70; Chillaz, 1997, p.103.
  • Historique Legs Etienne Moreau-Nélaton, 1927
  • Enveloppe Non
  • Nombre de pages écrites 4
  • Présence d’un croquis Oui
  • Format in - 8°
  • Dimension en cm 22,5x18,3
  • Cachet de cire Non
  • Nature du document Lettre Autographe Signée
  • Cote musée bibliothèque AR18L21
  • Cachet de la poste [1er cachet coupé en deux] 1825 // 27 // Mai [2e cachet] Angleterre
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Transcription modernisée

MM. Guillemardet et Pierret,
Ceci est pour deux. Londres, dimanche [22 mai 1825]1
Mon adresse est : 14, Charles street, Middlesex Hospital.

Mon cher enfant, je suis depuis deux ou trois jours dans cette grande ville et je n’ai guère eu le temps de t’écrire parce que je suis fatigué du voyage qui a, du reste, été très-heureux. Le courrier est une façon de voyager que je trouve fort agréable et j’avais affaire à un assez bon diable qui a eu pour moi toutes les sortes de complaisances. Je suis arrivé à Calais à dix heures et demie du soir; parti le lendemain jeudi à dix heures et demie, et à Douvres à midi et demi ou une heure, fort ballotté dans la traversée, mais point malade, ce qui m’a fait beaucoup de plaisir. J’avais cependant compté là-dessus pour me guérir de mon rhume ; c’était un petit vomitif forcé qui m’en eût débarrassé, mais je l’ai encore quoique moins fort. J’ai eu à Douvres le temps de monter sur les falaises dont Copley Fielding a fait une belle aquarelle que tu te rappelles2, et de voir le château qui domine la mer. Mes premiers pas en Angleterre ne m’ont pas charmé. J’étais d’une impatience extrême d’entrer dans ce port ; à peine ai-je été débarqué que je ne me suis pas senti beaucoup de goût pour tout ce que je voyais, et cette impression dure encore. Surtout en arrivant à Londres : mon idée constante était que je me trouverais bien malheureux d’être obligé d’y rester éternellement. Je suis pourtant d’un naturel assez cosmopolite mais je ne doute pas que ce que j’ai trouvé de choquant ne vienne de mon manque d’habitude des usages. Tout naturellement je comparais tout ce que je voyais à la France et je vous aimais bien mieux. C’était une hostilité véritable. J’ai trouvé dans la voiture de Douvres à Londres un vieux Français d’assez de mérite, et nous jouissions à dire du mal de l’Angleterre devant un gros goddamn d’Anglais qui, à la vérité, n’entendait pas un mot de ce que nous disions, d’abord faute de savoir le français, ensuite à cause de deux bouteilles de vin de Porto qu’il avait jugé [bon] de prendre avant son départ de Douvres pour se consoler de l’ennui de la route. Ce qui le rendait d’une gaieté folle quand il ne ronflait pas.
L’immensité de cette ville ne se conçoit pas. Les ponts sur la rivière sont à perte de vue les uns des autres. Ce qui m’a le plus choqué, c’est l’absence de tout ce que nous appelons architecture. Préjugé ou non, cela me déplaît. Et puis ils ont une rue de Waterloo qui est un tas de palais d’Opéra à la suite l’un de l’autre, terminée par un édifice au haut duquel est un clocher comme ceci, exactement (dessin du clocher). C’est horrible.
Mais les belles boutiques ! un luxe extrême !
Le soleil est encore d’une nature particulière. C’est continuellement un jour d’éclipse. J’ai déjà vu beaucoup en peu de temps. J’ai été hier avec six jeunes gens, dont étaient les Fielding, à Richmond, par la Tamise. Nous avons fait pour y aller six lieues et plus en deux heures un quart, et de même en revenant, dans un bateau à six rames qui mérite à lui seul qu’on fasse le voyage pour le voir. Figure-toi un violon d’Amati3: tout ce qu’il y a de plus délicat en construction, en grâce, en vitesse, enfin inimaginable. C’est ce que j’ai vu de plus étonnant jusqu’ici dans ce pays. Je ne peux assez te dire combien c’est admirable. J’avais l’honneur de tenir le gouvernail. Les bords de la Tamise sont charmants. J’ai retrouvé tous les paysages qui viennent à chaque instant sous la main de Soulier4 . J’ai vu la pièce de l’invasion en Russie de Napoléon. C’est fort drôle. Ils ont fort bien imité le principal personnage, qui commence tous ses discours à ses braves soldats en criant « Gentlemen! ». Mais ces pauvres soldats, qu’ils sont amusants ! Les uniformes sont pleins de bêtises très drôles. C’est [à] un théâtre comme Franconi5 où il y a des chevaux. Ils sont très-forts dans ces exercices.
Fielding m’a retenu un logement fort bien qui ne me revient guère qu’à 40 francs par mois, ce qui est très bon marché, n’est-ce pas? On dit à tort que Goddamn est le fond de la langue. C’est one shilling, sir. Ce qui veut dire un shilling, monsieur. C’est ce qui se trouve au bout de toutes les phrases. Je ne parle pas précisément de la conversation qu’on tient dans le palais du roi, mais je n’ai pas encore été à portée d’en entendre de cette espèce.
J’ai vu la galerie de West6, pour un shilling, bien entendu. Il y a beaucoup de choses à en dire, comme pour tout ; nous en causerons. Je vous embrasse tous deux. J’écrirai, je pense, à Edouard ce soir pour le presser de venir s’il est possible. Rappelez-moi, je vous prie, à tout ce qui vous est cher à tous deux et qui me l’est par cette raison.

Votre ami, E. Delacroix.


Adresse

Monsieur Pierret
rue de l’Université n° 46
à Paris.

 

 


127 mai 1825 d’après les cachets postaux. Le dimanche précédent tombe le 22.
2Aquarelle à identifier
3Illustre famille de luthiers originaires de Crémone en Italie. Nicolo Amati (1596-1694 ) notamment fut connu pour la qualité exceptionnelle de ses violons.
4Fils d’émigré, Charles Soulier a vécu toute sa jeunesse en Angleterre ; il y fut élève de Copley Fielding à Londres en 1814-1815. (Journal, éd.Hannoosh, t.II , p. 2185). Delacroix lui a écrit le 6 juin 1825 : « Je retrouve continuellement ces ciels, ces rivages, tous ces effets qui sont constamment sous ton pinceau .» (Joubin, Corresp. Gén., t.I., p. 158).
5Antonio Franconi, écuyer italien né à Venise en 1738 et mort à Paris en 1836, s’associe en 1789 à l’anglais Astley, créateur d’un cirque de théâtre équestre à l’entrée du faubourg du Temple. Il fonde dès 1802 le « Cirque olympique », très en vogue dans le Paris du XIXème siècle.
6Benjamin West (1738-1820) peintre américain, précurseur du romantisme en Angleterre où il fait une brillante carrière, peintre d’histoire du roi George III, président de la Royal Academy à la mort de Reynolds.

 

Transcription originale

Lettre à Jean-Baptiste Pierret et Félix Guillemardet, Londres dimanche

MM. Guillemardet et Pierret .
Ceci est pour deux. Londres dimanche.
mon adresse est. 14, charles street. middlesex hospital.

Mon cher enfant je suis depuis deux ou trois
jours dans cette grande ville et je n’ai guère eu le
temps de t’écrire parce que je suis fatigué du voyage qui a
du reste été très heureux. Le courrier est une façon de
voyager que je trouve fort agreable et j’avais affaire à un
assez bon diable qui a eu pour moi toutes les sortes de complaisance.
je suis arrivé à Calais à 10h1/2 du soir, parti le lendemain
jeudi à 10h1/2 et à Douvres à midi 1/2 ou une heure,
fort ballotté dans la traversée mais point malade
ce qui m’a fait beaucoup de plaisir. j’avais cependant
compté la dessus pour me guérir de mon rhume ; c’était
un petit vomitif forcé qui m’en eut débarrassé, mais
je l’ai encore quoique moins fort. J’ai eu a douvres
le temps de monter sur les falaises dont Copley fielding
a fait une belle aquarelle que tu te rappelles
et de voir le chateau qui domine la mer. Mes premiers
pas en Angleterre ne m’ont pas charme. J’étais d’une
impatience extreme d’entrer dans ce port ; apeine
ai je été débarqué que je ne me suis pas senti beaucoup
de gout pour tout ce que je voyais, et cette

 

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impression dure encore. Surtout en arrivant à Londres
mon idée constante etait que je me trouverais
bien malheureux d’être obligé d’y rester éternellement.
Je suis pourtant d’un naturel assez cosmopolite. Mais
je ne doute pas que ceque j’ai trouvé de choquant
ne vienne de mon manque d’habitude des usages.
Tout naturellement je comparais tout ce que je
voyais a la france et je vous aimais bien mieux.
C’était une hostilité veritable. j’ai trouvé dans
la voiture de Douvres à Londres un vieux
français d’assez de merite, et nous jouissions à
dire du mal de l’angleterre devant un gros
goddam d’Anglais qui a la verité n’entendait
pas un mot de ce que nous disions, pour d’abord faute
de savoir le français ensuite à cause de deux bouteilles
de vin de Porto qu’il avait jugé de prendre avant
son départ de Douvres pour se consoler de l’ennui de la
route. Ce qui le rendait d’une gaieté folle quand il
ne ronflait pas─ L’immensité de cette ville ne se conçoit
pas. Les ponts sur la rivière sont à perte de vue les
uns des autres. Ce qui m’a le plus choqué, c’est l’absence de
tout ce que nous appellons architecture. Préjugé ou non cela

 

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me deplaît : et puis ils ont une rue de waterloo qui est un tas de
palais d’opera à la suite l’un de l’autre terminé par un edifice au haut
duquel est un clocher comme ceci, exactement (croquis du clocher). C’est horrible ─
Mais les belles boutiques ! un luxe extreme. Le soleil est encore
d’une nature particuliere. C’est continuellement un jour d’eclipse.
J’ai déjà vu beaucoup en en peu de temps. j’ai ete hier avec six
jeunes gens dont étaient les fielding, à Richmond, par la tamise.
nous avons fait pour y aller six lieues et plus en deux heures 1/4 et
de même en revenant, dans un bateau à six rames qui merite
à lui seul qu’on fasse le voyage pour le voir. Figure-toi un violon d’A[mati, un trou dans l’original]
tout ce qu’il y a de plus délicat en construction, en grace, en vitesse,
enfin inimaginable. C’est ce que j’ai vu de plus etonnant jusqu’ici dans ce
pays. je ne peux assez te dire combien c’est admirable. j’avais l’honneur
de tenir le gouvernail. Les bords de la Tamise sont charmants. j’ai
retrouvé tous les paysages qui viennent à chaque instant sous la
main de Soulier. j’ai vu la pièce de l’invasion en Russie de
Napoleon. C’est fort drole. Ils ont fort bien imité le principal
personnage qui commence tous ses discours à ses braves soldats en cri[ant] Gentlemen !─ Mais ces pauvres soldats qu’ils sont amusants. les
uniformes sont pleins de betises très droles. C’est à un theatre comme
franconi où il y a des chevaux. ils sont très forts dans ces exercices.
fielding m’a retenu un logement fort bien qui ne me revient
guère qu’à 40 fr par mois, ce qui est très bon marché, n’est-ce pas?
On dit à tort que Goddam est le fond de la langue. C’est : one
shelling, Sir
. Ce qui veut dire : un schelling, monsieur. ─C’est ce qui
se trouve au bout de toutes les phrases. je ne parle pas précisement
de la conversation qu’on tient dans le palais du roi, mais je
n’ai pas encore été à portée d’en entendre de cette espece et mes
rapports
j’ai vu la galerie de West ; pour un schelling, bien entendu.
il y a beaucoup de choses a dire comme pour tout. nous en causerons.
je vous embrasse tous deux. J écrirai je pense, à Edouard ce soir pour le
presser de venir s’il est possible. Rappellez moi je vous prie, à tout ce qui vous
est cher à tous deux et qui me l’est par cette raison.

votre ami, E. Delacroix.

 

 

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Adresse p.4

Monsieur Pierret
rue de l’Université n° 46
à Paris.

 

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