Lettre à Jean-Baptiste Pierret, 30 août 1822

  • Cote de la lettre ED-ML-1822-AOU-30-A
  • Auteur Eugène DELACROIX
  • Destinataire Jean-Baptiste PIERRET
  • Date 30 Août 1822
  • Lieux de conservation Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques
  • Éditions précédentes Joubin, Correspondance générale, 1936-38
    , 1935, t.I, p.146-149 ; Chillaz, 1997, p.103.
  • Historique Legs Etienne Moreau-Nélaton, 1927
  • Enveloppe Non
  • Nombre de pages écrites 4
  • Présence d’un croquis Non
  • Format in - 8°
  • Dimension en cm 23,3x17,5
  • Cachet de cire Non
  • Nature du document Lettre Autographe Signée
  • Cote musée bibliothèque AR18L19
  • Cachet de la poste [1er cachet] Tours [2e cachet] septembre 2 // 1822
  • Œuvre concernée La Vierge du Sacré-Coeur
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Transcription modernisée

Le 30 août 1822.

Cher ami,

J’ai reçu ta lettre et point encore celle de Guillemardet1; ce qui n’a rien d’étonnant parce qu’on n’envoie d’ici à Tours2 que tous les huit jours et que son paquet y est peut-être depuis sept. Quoiqu’il en soit, la tienne m’a fait beaucoup de plaisir. Je regrette vivement de ne te point voir mener une vie aussi calme que la mienne, j’entends une vie campagnarde, car tu as toutes sortes de raisons pour te trouver heureux. J’éprouve, malgré mon naturel inconstant un bien être, une paix profonde dans cette solitude. Je regrette quelquefois, je désire aussi de nouvelles choses… cette Italie3 par exemple, mais je suis sûr que, quand je serai éloigné, le bonheur que je trouve à présent me semblera plus vif que celui de toutes autres situations que je ne peux me réduire à ne pas désirer un peu. Tu en sentirais le prix avec ta petite famille, pour la santé de tes enfants et leur bonheur qui accroîtrait le tien. Nous pourrons peut-être à la fin de notre carrière trouver l’un et l’autre ce repos. Je désire qu’il vienne un temps où on ne désire plus et où on jouisse. Je n’ai jamais autant qu’à présent éprouvé de vifs élans à la lecture des bonnes choses : une bonne page me fait pour plusieurs jours une impression délicieuse. Je hais les écrivains peu naturels qui n’ont que du style et des pensées sans avoir une source vraie et sensible.
Je suis assez entendu en affaires pour voir que tu ne t’y entends pas assez car, tout en me disant que ma sœur t’a envoyé une note et de l’argent4, tu ne me dis pas ce qu’elle demande, ni combien elle t’envoie d’argent, ni ce que tu en as reçu de Géricault , ni si tu as reçu la totalité5. Dans tous les cas, je crois t’avoir prié de payer le loyer avant mon départ. Si je ne l’ai pas fait, voici ce qu’il faudrait être assez bon pour faire : porter un matin en allant à ton bureau chez Mde Cazenave, rue de Bellechasse, n° 11, lui porter 500 f d’abord, qui sont dûs depuis le 1er juillet, plus 120 f, je crois, pour des impositions de l’année dernière. Elle te remettra reçu de l’un et de l’autre, ou bien te donnera pour les impositions la pancarte imprimée qui en tient lieu. Mets-moi dans ta réponse un détail de ce que ma sœur marque.
Je suis dans l’indécision sur ce que je ferai à mon retour à Paris. Je ne sais si le désir de ma liberté ne me fera pas chercher à vivre à ma mode et séparément de ma sœur : au reste, comme je ne la reverrai qu’à Paris, je prendrai alors mes mesures selon la manière dont auront tourné mes affaires avec elle6 . J’ai donné procuration à un homme d’ici qui m’inspire confiance, pour répéter de ma part et revendiquer mes droits à la succession de mes père et mère. Un cœur tant soit peu généreux est souvent froissé péniblement dans la vie quand il faut prendre un parti qui peut sembler dur à des personnes auxquelles le sang nous lie. Mais avant tout, il est bon de connaître, de voir et de n’être dupe que le moins possible. Tout cela est un peu de l’hébreu :nous en causerons.
Cher ami si ma petite fortune s’arrange7, nous pourrons jouir d’heureux instants. J’ai des espérances de sauver quelque chose du naufrage : peut-être ces dames ne trouveront-elles pas que je promets toujours. Il est vrai que, dans ces derniers temps, l’incertitude de mon avenir me tracassait et a pu se compliquer facilement avec mon humeur variable comme un baromètre. Dis-moi donc, si tu le sais, qui fait le rôle de la comtesse dans les Nozze di Figaro, que l’on joue à présent, depuis que Mme Mainvielle8 n’y est plus ? Adieu toi, adieu Félix. Bonne amitié, bonne santé. Je plains ton gros ventre et me rappelle à son souvenir et de toute la maison. Je suis bien enchanté de ce que tu me dis de Soulier9 . C’est pour moi une joie des plus vives. Adieu ;

Ton ami pour la vie.
E. Delacroix.
Réponse vite. C’est place d’Aumont, et non pas Beaumont.


Adresse p. 4

A Monsieur
Monsieur J. B. Pierret
rue du Four, n° 50
fb St- Germain.
a Paris.



1Le peintre réalise le portrait de son ami Félix Guillemardet, exposé au Salon de 1835 (Lee Johnson, A Critical Catalogue, 1981, J227), ainsi que plusieurs croquis et dessins d’après son ami (Louvre, département des Arts graphiques).
2Delacroix séjourne au Louroux à 25 kms de Tours où son frère aîné Charles-Henry Delacroix a acquis en 1817 un ancien presbytère pour y prendre sa retraite. Il y accueille son jeune frère Eugène durant deux séjours, à la fin de l’été 1820 et plus d’un mois et demi en août-septembre 1822 alors qu’en plein partage difficile Henriette de Verninac entretenait son frère depuis la mort de leur mère, Victoire Oeben-Delacroix,en 1814. Suite à la vente du domaine de la Boixe, les mauvaises affaires familiales vont les ruiner.de l’héritage familial, Delacroix tente d’être le médiateur entre sa soeur et son frère. Lors de son dernier séjour à Tours en 1828, Eugène Delacroix fait de nombreux croquis dont un album conservé au Metropolitan Museum de New York garde le témoignage.
3Delacroix a été tenté par le prix de Rome mais renonce peu à peu à cette idée. Par ailleurs, son ami Soulier est en Toscane et Delacroix s’exalte dans les lettres qu’il lui adresse à l’évocation de la beauté des paysages italiens.
4Après la mort de leur mère en 1814, Henriette de Verninac prend en charge son frère Eugène.
5Delacroix avait achevé la peinture d’une Vierge du Sacré-Cœur (cathédrale d’Ajaccio) en fin d’année 1821. Elle avait été commandée à Géricault qui en proposa, de manière officieuse, la réalisation à Delacroix. L’ordre de paiement de la somme de 2400 francs à Géricault date du 8 juillet 1822. Delacroix est ici en attente du reversement par Géricault de son dû.(Lee Johnson, A Critical Catalogue, 1981, J153)
6Au sujet de la succession problématique de Charles et Victoire Delacroix, et de la vente lamentable de la propriété de la Boixe par Henriette de Verninac, sœur aînée de Delacroix, voir le feuillet de l’exposition Henriette de Verninac, De David à Delacroix, 17 nov. 2006 au 19 février 2007, musée E. Delacroix.
7Si l’espoir d’un héritage familial est mince, Delacroix vient néanmoins de toucher la somme de 2000 francs pour l’achat par l’Etat de sa Barque de Dante présentée au Salon. (décision du 16 juillet 1822 : archives du Louvre DDc 4) et il attend le règlement de la peinture de la Vierge du Sacré-Cœur.
8Mme Fodor-Mainvielle (1793-1857), cantatrice renommée, la « regina del canto », chanta l’opéra mozartien et italien au Théâtre Louvois à Paris à son retour, en 1816, de ses succès en Angleterre et en Italie; de santé fragile, elle dut quitter Paris en mai 1822 pour l’Italie, d’abord à Naples, avec l’espoir d’y trouver un climat plus clément. Elle sera alors remplacée dans le rôle de la Comtesse dans le Noces de Figaro par Madame Bonini. Elle sera rappelée à Paris en 1825 par Rossini, dont les opéras remportent alors un immense succès au Théâtre Italien.
9Soulier est en Italie, à Florence du 18 août 1820 au 6 avril 1821,auprès du marquis de La Maisonfort, puis au service du duc de Blacas, ministre de France à Rome . Il rentrera à Paris en octobre 1822 (Journal, Hannoosh, 2009, p. 2342). Delacroix était sans nouvelles de lui et semblait s’en inquiéter (voir lettre à Pierret, 18 août 1822, Joubin, Corr. Gén., 1935, p. 143-146). Il se réjouit ici d’avoir de bonnes nouvelles de son ami. Prend-il le temps de dessiner ?

 

 

Transcription originale

Page 1

Le 30 août 1822.

Cher ami,

J’ai reçu ta lettre et point encore celle de Guillemardet ;
ce qui n’a rien d’etonnant parce qu’on n’envoye d’ici à
Tours que tous les 8 jours et que son paquet y est
peut-etre depuis 7. Quoiqu’il en soit, la tienne m’a fait
beaucoup de plaisir. Je regrette vivement de ne te point
voir mener une vie aussi calme que la mienne ; j’entends
une vie campagnarde : car tu as toutes sortes de raisons pour
te trouver heureux. J’eprouve, malgré mon naturel inconstant
un bien être, une paix profonde dans cette solitude. Je
regrette quelquefois, je désire aussi de nouvelles choses,cette
Italie par exemple, mais je suis sûr que quand je serai éloigné
le bonheur que je trouve à présent me semblera plus vif
que celui de toutes autres situations que je ne peux me réduire
à ne pas desirer un peu. Tu en sentirais le prix avec ta
petite famille, pour la santé de tes enfants et leur
bonheur qui accroîtrait le tien. Nous pourrons peut etre
à la fin de notre carrière trouver l’un et l’autre ce repos.
Je desire qu’il vienne un temps où on ne desire plus et où


Page 2

on jouisse. Je n’ai jamais autant qu’à présent eprouvé
de vifs elans à la lecture des bonnes choses : une bonne
page me fait pour plusieurs jours une impression
delicieuse. Je hais les ecrivains peu naturels qui n’ont
que du style et des pensées sans avoir une source
vraie et sensible.
Je suis assez entendu en affaires pour voir que tu ne
t’y entends pas assez : car tout en me disant que ma sœur
t’a envoyé une note et de l’argent tu ne me dis pas ce
qu’elle demande, ni combien elle t’ envoye d’argent, ni ce que
tu en as reçu de Géricault, ni si tu as reçu la totalité.
Dans tous les cas, je crois t’avoir prié de payer le loyer avant
mon départ : si je ne l’ai pas fait, voici ce qu’il faudrait
etre assez bon pour faire : porter un matin en allant
à ton bureau chez Mde Cazenave, rue de bellechasse
n° 11. lui porter 500 fcs d’abord qui sont dus depuis le
1er juillet, plus 120 fcs je crois pour des impositions de
l’année derniere. elle te remettra reçu de l’un et de l’autre, ou
bien te donnera pour les impositions la pancarte imprimée qui en
tient lieu. Mets moi dans ta reponse un détail de ce que ma
sœur marque.

 

Page 3

Je suis dans l’indecision sur ce que je ferai à mon retour
à Paris. Je ne sçais si le désir de ma liberté ne me
fera pas [pas interlinéaire sup.] chercher à vivre à ma mode et separement de
ma sœur : au reste, comme je ne la reverrai qu’a Paris
je prendrai alors mes mesures selon la manière dont auront
tourné mes affaires avec elle. J’ai donné procuration à un
homme d’ici qui m’inspire confiance, pour repeter de ma
part et revendiquer mes droits à lasuccession de mes pere et
mère. Un cœur tant soit peu genereux est souvent froissé pénible-
ment dans la vie quand il faut prendre un parti qui peut sembler
dur à des personnes auxquelles le sang nous lie : mais avant tout
il est bon de connaître, de voir et de n’être dupe que le moins
possible. tout cela est un peu de l’hébreu :nous en causerons.
Cher ami si ma petite fortune s’arrange, nous pourrons jouir
d’heureux instants. j’ai des esperances de sauver quelque chose du
naufrage : peut-être ces dames ne trouveront-elles pas que je
promets toujours. Il est vrai que dans ces derniers temps,
l’incertitude
de mon avenir me tracassait et a pu se compliquer facilement
avec mon humeur variable comme un baromètre. dis-moi
donc, si tu le sais, qui fait le rôle de la comtesse dans les nozze
di figaro, que l’on joue à présent, depuis que Mde Mainvielle n’y
est plus.▬ adieu toi adieu felix. Bonneamitié
bonne santé : je plains ton gros ventre et me rappelle à son
souvenir et de toute la maison. Je suis bien enchanté de ce que tu
me dis deSoulier. Cest pour moi une joie des plus vives.─ adieu ;

ton ami pour la vie.        E. Delacroix.
reponse vite. C’est place d’aumont, et non pas Beaumont.

 

 

 

 

 

 

Page 4

Adresse p. 4

A Monsieur
Monsieur J. B. Pierret
rue du Four, n° 50
fb St- Germain.
a Paris.

 

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