Lettre à Jean-Baptiste Pierret, 2 ou 3 octobre 1820

  • Cote de la lettre ED-ML-1820-OCT-02-A
  • Auteur Eugène DELACROIX
  • Destinataire Jean-Baptiste PIERRET
  • Date 2 Octobre 1820
  • Lieux de conservation Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques
  • Historique Legs Etienne Moreau-Nélaton, 1927
  • Enveloppe Non
  • Nombre de pages écrites 4
  • Présence d’un croquis Non
  • Format in - 4°
  • Dimension en cm 25,5x19,5
  • Cachet de cire Non
  • Nature du document Lettre Autographe Signée
  • Cote musée bibliothèque AR18L15
  • Cachet de la poste [1er cachet] octobre 1820 // 3 (8 ?) ; [2e cachet] 15 Mansle
  • Données matérielles Onze lignes raturées page 2
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Transcription modernisée

2 ou 3 octobre1

 

Sainte amitié, amitié divine2 , excellent cœur ! Non, je ne suis pas digne de toi. Tu m’enveloppes de ton amitié. Je suis ton vaincu, ton captif. Bon ami, c’est toi qui sais aimer. Je n’ai jamais aimé un homme comme toi, mais ton cœur, j’en suis sûr, est inépuisable. Il me montrera des choses, il m’en a montré d’un ange. Que tu es rare, que ton pareil est introuvable, que mon âme est mesquine au prix de la tienne, que tes trésors sont abondants, que de sources ouvertes ! A qui peux-tu t’attacher qui soit digne de toi ? Ne rougis pas de ta belle modestie. Crois-moi bien, car mes larmes accompagnent ma plume. Mais tu ne me croiras pas, tu souriras ! Tu voulais me priver d’une partie de ta lettre pour ne pas me fatiguer ! Est-ce que tu l’as pensé ? Tu me guéris en m’écrivant et je te réponds tout de suite pour que tu fasses de même et que tu me guérisses encore plus. Que ta célérité m’a charmé ! C’est toi qui avais porté la lettre le premier et c’est la plus longue. Félix m’en a envoyé une comme la mienne. Il me dit qu’il n’avait guère de temps. Soit ! Mais quand j’ai vu la tienne si épaisse et si bien remplie, je suis bien sûr que la fièvre a prévu sa perte. Tu as donc trouvé du temps, toi, au milieu de ton bureau, de ton enfant3 et des soucis qui t’occupent ? Tu as trouvé façon d’envoyer au fiévreux4une bonne potion calmante qui va lui donner des forces dans les doigts d’abord et dans la tête pour répondre le plus longuement qu’il pourra, et puis dans toute la machine, j’en suis sûr, pour se bien porter, se promener et penser à son ami, sous les arbres et en plein air. En plein air! Les arbres ! J’en jouis pendant quelques minutes par jour. Misère… C’est parce que mes jambes sont trop faibles pour me porter plus longtemps. Ma maladie n’est pourtant rien du tout. C’est une fièvre lente, sans le moindre danger, mais qui peut durer encore quelque temps : ainsi aucune inquiétude . C’est de l’ennui que j’éprouve, et voilà tout. Je tâche, au milieu de mes sueurs, lesquelles font de moi une allumette pour l’apparence et un brin d’amadou pour la valeur, de faire de la philosophie pratique. Assez pour la fièvre. ─

Tu ne parais pas content de ton voyage à Dieppe. Est-ce que la mer ne serait plus la même chose ? Et les vagues qui se brisent et cette immensité et la mer enfin ! Oh ! nous parlerons de tout cela. Bon hiver, que chacun redoute ; bon hiver, que de bons plaisirs tu nous promets. Oui c’est bien à toi à donner la Saint-Sylvestre5. Si ce n’eût été à toi, j’eusse voulu que c’eût été à moi. Quelle soirée délicieuse ! Que les pots et les ripailles sont douces choses dans la vie !. Là, à la lumière de la chandelle toute unie, on s’établit sur une table où l’on s’appuie les coudes, et on y boit et mange beaucoup, pour avoir beaucoup de ce bon esprit d’homme échauffé. C’est là la gaité. Que la nôtre est vraie ! quels moments bien employés ! Ah ! que les potentats et les politiques sont à plaindre de n’avoir point de Saint-Sylvestre. Et je crois qu’à tous les âges de la vie, nous pourrons la retrouver avec la même candeur cette soirée heureuse. Nous ne sommes pas des marchands. Notre cœur de jeunes gens n’ira pas à vingt-cinq ou trente ans se cacher au fond d’un coffre-fort. Les cœurs passionnés et ceux surtout qui sont occupés de l’amour d’un de ces arts qui sont la nourriture des âmes, ces âmes elles-mêmes ne deviennent pas vieilles et sèches. Pour toi quand tu serais marchand de bonnets, quand tu serais un Auvergnat, marchand de cuivre, et tant d’autres, dont la cervelle, les entrailles et toutes les facultés sont : argent ; tu ne serais pas encore comme tous ces gens là. Mais tu vois où je viens. Tu seras peintre, ami : nous marcherons ensemble6 . O délicieuse peinture, que tu nous donneras d’heureux moments ! N’as-tu pas senti de la vergogne et une bien forte, quand on t’a demandé si tu étais peintre ? Cela a dû te percer bien avant, j’en suis sûr. ─Ceci nous conduit naturellement à un chapitre hélas ! bien intéressant et bien délicat.

(Ici, onze lignes raturées)

Je reprends ma lettre et la finis plus à la hâte que je n’eusse souhaité. Il est nuit. On doit venir la prendre demain à huit heures et les malades ne se lèvent pas à cette heure. Cette longue interruption et ces dégoutantes pattes de mouche étaient effectivement de longues réflexions que j’avais commencées sur le sujet que tu sais7 . J’ai préféré les garder pour moi et ne t’en donner que naturellement le résultat. Oui, j’y ai bien pensé, je t’assure, et tu as pris un bon parti. Il me semble qu’une lumière toute éclatante m’éclaire, et ne m’éclaire que d’aujourd’hui. Tu crois t’enchaîner, tu te trompes, tu l’es. Cette liberté dont tu parles est un mot car tu es enchaîné déjà. C’est ton enfant et non pas sa mère qui est le lien. Tu as été lié le jour où ton enfant a été conçu. C’est de ce jour qu’ont commencé tes incertitudes et tes misères. Je me suis demandé tout étonné pourquoi cette idée qui me semble maintenant si carrée de tous côtés ne m’avait point saisi jusqu’ici l’esprit avec cette évidence, non plus que le tien. Tant qu’il n’y a eu d’enfant que dans le ventre, il était simple que tu ne voulusses pas épouser un ventre. Quand tu as vu naître au jour un marmot rouge et criard, ce n’était point ton fils encore, il ne t’avait pas souri, à peine avait-il figure humaine. Et je te jure aussi que cet enfant est pour moi aujourd’hui et la dernière fois que je l’ai vu, un autre être que celui que j’ai vu pendant deux ou trois mois t’embarrasser de soins et de soucis sans te donner une caresse. Mais quand tu as vu ce regard tendre et faible se fixer sur le tien et le ris naître sur cette petite bouche qui respire par toi, quand ses mains t’ont caressé enfin quand il a paru qu’une intelligence naissait dans ce petit corps, tu as été son père. Dis moi, rappelle dans ta mémoire si ce ne sont pas la des idées vagues, indécises peut-être que tu as eues. J’en suis presque sûr, tu fais trois fois bien. Peux-tu te séparer de ce fils qui est ton sang et qui fera un homme et quelque part qu’il respire toute ton âme n’y sera-t’elle pas tournée et suspendue ? Je me suis fait beaucoup d’objections : tu t’en es fais des milliers,. Eh bien, elles ne valent pas ! Je n’ai pas encore parlé d’une autre personne8. Quelle huile de bonheur va pénétrer dans ce cœur-là ! Comme l’inespérée félicitée d’une destinée toute retrempée va couler le calme dans tant de passions émues ! Et tu l’aimeras, et tu l’aimes. L’habitude a forgé autour de vous des liens qui vous semblent lourds mais l’amour et l’incertitude les alourdissaient bien pour sa part. Te figures tu dans le plus absolu degré de brouillerie, eusses-tu même ton enfant près de toi, une longue séparation de cette femme qui t’a donné tant d’heureux instants ? Ah, que ton cœur revolerait alors vers les temps heureux qui sont à présent dans les nuages ! Qu’il revolerait bien plutôt vers elle-même pour la retrouver. Te peut-elle être jamais indifférente ? Impossible. Et quand cet amour serait éteint, sans ressource, il y aurait encore celle de l’accepter du sort comme ta mère, comme ta sœur, comme tous les tiens avec lesquels tu vis. Vois les mille jeunes gens qui se sont mariés, avant ton âge même. Ils filent les jours comme les autres. Mais toi, tu les verras naître pour acquérir un talent qui fera ta gloire, ta fortune et le bonheur de ta femme, et ce fils qui s’élèvera autour de toi et cette assiette que tu auras trouvée et au centre de laquelle tu travailleras avec une ardeur que tu devras à la nécessité. Ce mot est dur d’abord. Mais penses-y, il s’adoucit quand tu en vois les indispensables fruits. En dis je assez ? Ce ne sont au moins ni conseils ni délibération.. Il a plu à ma tête de lâcher ici une portion de ce qu’elle a pensé sur ton affaire. Cette lettre, j’espère bien, te trouvera enrégimenté comme de raison. Et que la sainte Eglise en soit ! Il se peut, je le crains fort, que son huile et son eau et ses patenôtres ne soient que de pauvres outils mais, que sait-on, disent les gens tranquilles qui tisonnent et les bonnes femmes qui font du fil ? ─ Quelles sottises je m’essaye à dégoiser tandis que j’aurais eu mille choses raisonnables à dire. Hélas, il est tard ! Un maudit potage que je viens prendre a rompu tout mon fil d’idées et je m’aperçois que je ne pourrai peut-être remplir tout ce que j’ai de blanc. Je suis fatigué. Je te fais payer un port de lettre. L’ami Piron9 qui s’absente, m’a dit qu’il ne pourrait ces quelques temps nous servir. Je comptais avoir le temps d’écrire à Guillemardet mais j’ai été surpris. Ta lettre seule était commencée quand j’ai su que je n’avais plus de temps. Cette fois que je paie un port de lettre, je l’attends énorme ; ce sera un véritable infolio et de la vitesse n’y gâtera rien. Et ce bon, ce cher petit Soulier ; figure-toi recevoir une lettre de Florence10 . Mon bon ami, j’ai pleuré en l’ouvrant et ce qu’elle contenait ne m’en a pas fait repentir. Nous la lirons ensemble. C’est un brave garçon que Soulier et que j’aime tendrement. Non, c’est inutile à dire et à répéter cent fois. Ainsi bonsoir mari, oui mari et heureux mari !

Longue énorme lettre.
Ma prochaine sera j’espère plus copieuse
Parce que j’espère que mon moral sera quelque peu remonté
ton ami pour la vie Eugène Delacroix

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1 De l’année 1820. Voir cachet de la poste.
2L’amitié est une valeur de prédilection de Delacroix. Il aborde ce sujet dans de nombreuses lettres durant toute sa vie. (cf lettre à Pierret, 20 octobre 1820 : « mon cher peintre, cher marié, cher père, soyons d’abord bons amis ».
3La maîtresse de Pierret attendait un enfant (cf lettre à Pierret du 22 septembre 1819 où Delacroix évoque les "nouveaux embarras que doit te donner certain ventre"), Jean-Baptiste Pierret, qui, malheureusement, mourra de maladie le 18 novembre 1826.
4Delacroix a attrapé cette fièvre en revenant de son séjour chez son frère Charles Delacroix en Touraine au Louroux (cf lettre à Pierret du 21 septembre 1820).
5Delacroix et ses amis Jean-Baptiste Pierret, Félix et Louis Guillemardet avaient institué l’usage de passer chaque réveillon de la Saint-Sylvestre chez l’un d’entre eux, à tour de rôle. Delacroix a consigné ses soirées amicales, de 1817 à 1843, dans un album intitulé Album de la Saint-Sylvestre (musée du Louvre, RF 9140).
6Delacroix sollicite son ami à plusieurs reprises pour qu’il choisisse la voie de la peinture ( « [...] en venant travailler avec moi. J’aurai modèle depuis 7 heures du matin. » cf. lettre à Pierret, c. 1820, Aut. 534), mais celui-ci, devant assumer tôt des responsabilités familiales, restera dans l’administration au ministère de l’Intérieur.
7La question du mariage de Pierret est ici abordée par Delacroix.
8Il s’agit de Marguerite-Jeanne-Aimée Heidinger (1797- ?) que Pierret épousera cette même année 1820.
9Piron qui travaillait à l’Administration des Postes se chargeait du port du courrier entre les amis.
10Charles Soulier était secrétaire personnel d’Antoine-Philippe du Bois des Cours, marquis de La Maisonfort (1763-1827), qu’il suit en Toscane où ce dernier est nommé ministre de France. Soulier reste à Florence du 18 août 1820 au 6 avril 1821. Delacroix et Soulier échangent, pendant ce séjour italien, une correspondance régulière.

 

 

Transcription originale

Page 1

2 ou 3 octobre

Sainte amitié, amitié divine, excellent cœur ! non, je ne suis pas digne de toi. tu
m’enveloppes de ton amitié, je suis ton vaincu ton captif. bon ami, c’est toi qui sais aimer. Je
n’ai jamais aimé un homme comme toi, mais ton cœur, j’en suis sûr, est inépuisable,
il me montrera des choses, il m’en a montré d’un ange. que tu es rare que ton pareil
est introuvable, que mon âme est mesquine au prix de la tienne, que tes trésors
sont abondants, que de sources ouvertes. à qui peux-tu t’attacher qui soit digne de toi.
Ne rougis pas de ta belle modestie. Crois-moi bien. Car mes larmes accompagnent ma
plume. mais tu ne me croiras pas, tu souriras. Tu voulais me priver d’une
partie de ta lettre pour ne pas me fatiguer ! est-ce que tu l’as pensé ? Tu me guéris
en m’écrivant et je te réponds tout de suite pour que tu fasses de même et que tu
me guérisse encore plus. Que ta célérité m’a charmé. C’est toi qui avais porté ta lettre
le premier et c’est la plus longue. félix m’en a envoyé une comme la mienne. Il me dit
qu’il n’avait guère de temps. Soit. mais quand j’ai vu la tienne si épaisse et si bien remplie,
je suis bien sûr que la fièvre a prévu sa perte. Tu as donc trouvé du temps, toi, au milieu
de ton bureau de ton enfant et des soucis qui t’occupent ? Tu as trouvé façon d’envoyer au
fiévreux une bonne potion calmante qui va lui donner des forces dans les doigts d’abord
et dans la tete pour repondre le plus longuement qu’il pourra, et puis dans toute la
machine, j’en suis sûr, pour se bien porter, se promener et penser à son ami, sous les
arbres et en plein air. En Plein air! les arbres ! j’en jouis pendant quelques minutes
par jour. Misère ! c’est parce que mes jambes sont trop faibles pour me porter plus
longtemps. Ma maladie n’est pourtant rien du tout. C’est une fièvre lente, sans
le moindre danger mais qui peut durer encore quelque temps : ainsi aucune
inquietude. C’est de l’ennui que j’éprouve, et voilà tout. Je tache, au milieu de mes
sueurs, lesquels font de moi une allumette pour l’apparence et un brin d’amadou
pour la valeur, de faire de la philosophie pratique. assez pour la fièvre. ─
Tu ne parais pas content de ton voyage de Dieppe. Est-ce que la mer ne
serait plus la même chose ? et les vagues qui se brisent et cette immensité et la
mer enfin. Oh nous parlerons de tout cela. bon hyver que chacun redoute, bon
hyver que de doux plaisirs tu nous promets. Oui c’est bien à toi à donner la
St Sylvestre. Si ce n’eut été à toi, j’eusse (pâté d’encre) voulu que c’eut été à moi. Quelle soirée
délicieuse. Que les pots et les ripailles sont douces choses dans la vie. Là, à la
lumiere de la chandelle toute unie, on s’etablit sur une table où l’on s’appuie
les coudes, et on y boit et mange beaucoup, pour avoir beaucoup de ce bon esprit
d’homme echauffé. C’est là la gaité. que la nôtre est vraie : quels moments bien
employés ! Ah que les potentats et les grands politiques sont à plaindre de n’avoir

 

Page 2

point de St Sylvestre. Et je crois qu’à tous les âges de la vie, nous pourrons la retrouver
avec la même candeur cette soirée si heureuse. Nous ne sommes pas des
marchands. notre cœur de jeunes gens, n’ira pas à 25 ou 30 ans se cacher au fond d’un coffrefort.
les cœurs passionnés, et ceux surtout qui sont occuppés de l’amour d’un de ces arts
qui sont la nourriture des ames, ces âmes elles-mêmes ne deviennent pas vieilles et
sèches. Pour toi quand tu serais marchand de bonnets, quand tu serais un auvergnat,
marchand de cuivre, et tant d’autres, dont la cervelle, les entrailles et toutes les facultes
sont : argent ; tu ne serais pas encore comme tous ces gens là. Mais tu vois où je
viens. Tu seras peintre, ami : nous y marcherons ensembles. O délicieuse peinture, que
tu nous donneras d’heureux moments ! N’as-tu pas senti de la vergogne et une bien forte,
quand on t’a demandé si tu étais peintre. cela a du te percer bien avant, j’en suis sûr.
─ Ceci nous conduit naturellement à un chapitre Hélas ! bien interessant et bien délicat.

(Onze lignes raturées)

─ Je reprends ma lettre et la finis plus à la hate que je n’eusse souhaité. Il est
nuit. on doit venir la prendre demain à huit heures et les malades ne se lèvent pas à cette
heure. ─ Cette longue interruption et ces dégoutantes pattes de mouches etaient effectivement
de longues reflexions que j’avais commencé sur le sujet que tu sais. J’ai préféré les
garder pour moi et ne t’en donner naturellement que le resultat. ─ Oui, j’y ai bien
pensé, je t’assure et tu as pris un bon parti. Il me semble qu’une lumière toute éclatante
m’eclaire, et ne m’éclaire que d’aujourd’hui. Tu crois t’enchainer, tu te trompes, tu l’es [tu l’es, interlinéaires sup.]. Cette liberté
dont tu parles est un mot car tu es enchainé deja. C’est ton enfant et non pas
sa mere qui est le lien. tu as été lié le jour où ton enfant a été conçu. Cet
de ce jour qu’ont commencé tes incertitudes et tes misères. Je me suis demandé tout
étonné pourquoi cette idée qui me semble maintenant si quarée de tous cotés,
ne m’avait point saisi jusqu’ici l’esprit avec cette evidence ; non plus que le tien. tant
qu’il n’y a eu d’enfant que dans le ventre, il etait simple que tu ne voulusses pas

Page 3

epouser un ventre : quand tu as vu naitre au jour un marmot rouge et criard
ce n’était point ton fils encore, il ne t’avait pas souri, à peine avait il figure humaine.
Et je te jure aussi que cet enfant est pour moi aujourd’hui et la dernière fois que
je l’ai vu, un autre être que celui que j’ai vu pendant deux ou trois mois t’embarrasser
de soins et de soucis sans te donner une caresse. Mais quand tu as vu ce regard
tendre et faible se fixer sur le tien et le ris naître sur cette petite bouche qui respire par
toi ; quand ses mains t’ont caressé enfin quand il a paru que qu’une [qu’une, interlinéaire sup.] intelligence naissait
dans ce petit corps, tu as été son père. Dis moi, rappelle dans ta mémoire si
ce ne sont pas la les idées vagues, indecises peut etre que tu as eues. j’en suis presque sur
tu fais trois fois bien. Peux tu te separer de ce fils qui est ton sang et qui fera un homme
et quelque part qu’il respire toute ton ame n’y sera t’elle pas tournée et suspendue. Je
me suis fait beaucoup d’objections : tu t’en est fais des milliers, eh bien elles ne
valent pas. Je n’ai pas encore parlé d’une autre personne. Quelle huile de bonheur
va penetrer dans ce cœur là. Comme l’inesperée felicité d’une destinée toute
retrempée va couler le calme dans tant [tant, interlinéaire sup.] de passions émues ; Et tu l’aimeras, et tu l’aimes
L’habitude à forgé autour de vous des liens qui vous semblent lourds : mais l’a[mour]
et l’incertitude les alourdissait bien pour sa part : te figures tu dans le [plus]
absolu degré de brouillerie, eusses tu même ton enfant près de toi, une longue
separation de cette femme qui t’a donné tant d’heureux instants. Ah que ton cœur
revolerait alors vers les temps heureux qui sont à present dans un nuage: qu’il revolerait
bien plutot encore vers ellemême pour la retrouver te peutelle être jamais indifferente
Impossible. Et quand cette amour serait eteint sans ressource il y aurait encore celle
de l’accepter du sort comme ta mère, comme ta sœur et tous les tiens avec lesquels
tu vis. Vois les mille jeunes gens qui se sont mariés, avant ton age même. Ils
filent les jours comme les autres. mais toi tu les verras naître pour acquérir un talent
qui fera ta gloire ta fortune et le bonheur de ta femme et ce fils qui s’elevera autour
de toi et cette assiette que tu auras trouvé et au centre de laquelle tu travailleras
avec une ardeur que tu devras à la necessité. Ce mot est dur d’abord. Mais penses y
il s’adoucit quand tu en vois les indispensables fruits. En dis je assez : ce ne sont au moins
ni conseils ni deliberation. Il a plu à ma tête de lâcher ici une portion de ce quelle
a pensé sur ton affaire. Cette lettre j’espere bien te trouveras enrégimenté comme de raison.
Et que la Ste Eglise en soit ; il se peut, je le craint guère fort, que son huile et son eau et ses patenôtres ne soient que de pauvres outils. Mais que sait on disent les gens tranquilles qui tisonnent
et les bonnes femmes qui font du fil. ─ quelles sottises je m’essaye à dégoiser tandis que j’aurais

 

Page 4

eu mille choses raisonnables à dire. Helas il est tard, un maudit potage
que je viens de prendre a rompu tout mon fil d’idées et je m’appercois que
je ne pourrai peut-être finir remplir tout ce que j’ai de blanc. je suis fatigué
je te fais payer un port de lettre. L’ami Piron qui s’absente, m’a dit qu’il ne pourrait
ces quelques temps nous servir. Je comptais avoir le temps d’ecrire à Guillemardet
mais j’ai été surpris. ta lettre seule était commencée quand j’ai
j’ai su que je n’avais plus de temps. Cette fois que je paie un
port de lettre je l’attends énorme ce sera un véritable infolio et
de La vitesse n’y gatera rien. Et ce bon, ce cher petit Soulier

(Ici, l’adresse à la verticale)

A Monsieur
Monsieur J.B. Pierret je
Rue du Four St Germain
n° 50
à Paris

 

figures toi recevoir une lettre de florence. Mon bon ami
j’ai pleuré en louvrant et ce quelle contenait ne m’en a pas fait
repentir. Nous la lirons ensembles. C’est un brave garçon que
Soulier et que j’aime tendrement. non C’est inutile à dire
et à répéter Cent fois ainsi bonsoir mari, oui mari et heureux
mari

Longue énorme lettre. Ma prochaine sera j’espère plus copieuse
Parce que j’espère que mon moral sera quelque peu remonté /
ton ami Pour la vie Eugène Delacroix

 

 

 

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