Lettre à Pierre-Antoine Berryer, 11 septembre 1860

  • Cote de la lettre ED-MD-1860-SEPT-11-A
  • Auteur Eugène DELACROIX
  • Destinataire Pierre-Antoine BERRYER
  • Date 11 Septembre 1860
  • Lieux de conservation Paris, musée Eugène Delacroix
  • Éditions précédentes Lacombe, 1885, p. 62 (partiellement); Joubin, Corr. gén, t. IV, p. 197 (idem).
  • Historique Acquise par le service des bibliothèques et des archives des musées nationaux avec la participation de la Société des Amis d’Eugène Delacroix auprès la librairie Les Autographes, février 1992.
  • Enveloppe Non
  • Nombre de pages écrites 4
  • Présence d’un croquis Non
  • Format in - 8°
  • Dimension en cm 20,6x26,6
  • Cachet de cire Non
  • Nature du document Lettre Autographe Signée
  • Cote musée bibliothèque LA 31631/111
  • Données matérielles pliée en 3
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Transcription modernisée

Champrosay ce 11 7bre 1860

Mon cher cousin,

Je reçois ici votre excellente lettre1 et je vais vous écrire, cette fois. Si je ne l’ai pas fait depuis que j’ai eu le plaisir de vous voir, quoique j’en ai eu bien souvent l’envie, c’était pour ne pas avoir à vous dire la crainte où j’étais de ne pouvoir aller vous embrasser à Augerville2, contrariant en ceci, je n’ai pas besoin de vous l’assurer, mes plus chers désirs. Vous allez voir dans quelle situation je me trouve.

Je vous ai vu il y a deux mois et plus, souffrant, ne pouvant travailler parce que j’avais fait abus de travail3. Je ne savais que devenir. J’ai imaginé qu’un séjour au bord de la mer vaudrait mieux que tout. Je pars pour Dieppe4, j’y trouve des pluies si insupportables que j’en reviens au bout de huit jours avec un rhume affreux ajouté à mes autres indispositions. Je suis venu droit ici. De travail point question, et il y a trois mois que cela dure et que je n’ai touché un pinceau, pendant que les véridiques journaux me font achever un travail qui est devenu le cauchemar de mes jours et que je n’achèverai probablement jamais5. Certes ceux qui, s’affligeant de la restriction de la presse, comptent qu’ils seraient mieux informés si elle était plus libre, feraient mieux de redouter le retour d’une liberté qui lui donnera la licence de mentir, de calomnier, de se contredire cent fois davantage, alors qu’elle pourra s’en donner à loisir. Je poursuis. Voici quinze jours que je suis un peu mieux : à partir de demain je vais à Paris travailler, non sans l’espoir que je pourrai chaque jour revenir diner et coucher ici, en prenant de temps en temps des jours de repos qui m’aideront à pousser ma charrette plus loin. Que si ces allées et venues ajoutent une fatigue à celle du travail (très modéré d’ailleurs que je vais m’imposer), je reviendrai tout à fait à Paris6. Le peu de clarté, je ne dis pas de soleil, que nous aurons jusqu’à l’hiver, je veux, si j’ai la force de tenir ma brosse, en profiter pour ce maudit travail. Est-ce que Dieu dont j’orne à ma manière la maison en suant sang et eau, ne devrait pas m’envoyer un estomac et partant la main et les jambes qui me font défaut à tout instant7. Et d’ailleurs cet estomac ne me serait-il pas indispensable pour faire honneur à la délicieuse mais gastronomique hospitalité d’Augerville.

Je fais des plaisanteries et n’en ai guère envie, car la chance que j’aurais de vous voir serait une mauvaise santé persistante qui m’interdirait le travail et par conséquent me donnerait la faculté d’aller et de venir à volonté, comme les malades dont les médecins désespèrent et qu’ils envoient mourir ou se sauver tout seuls là où il leur plaît. Dans cette triste alternative, je n’oublierai pas de vous informer cependant de ce que je deviens, puisque votre bonté, votre aimable souvenir se tournent vers moi et me donnent au moins la consolation d’être un peu aimé par le meilleur des hommes et des génies8.

Je vous embrasse, bien cher cousin, et vous charge de mes respectueux souvenir et hommages pour les hôtes dont vous me parlez.

Eug. Delacroix


1 Berryer avait écrit à Delacroix le 9 septembre, ayant appris par les journaux que Delacroix avait terminé les « travaux de Saint-Sulpice » et l’invitant à venir le rejoindre à Augerville (Paris, musée Eugène Delacroix, LA 31631/110).

2 Augerville-la-Rivière, près de Malesherbes (Loiret). Delacroix s’y rendit fréquemment à partir de 1854 : Berryer était un hôte enjoué et accueillant et prenait grand plaisir à y inviter Delacroix.

3 Delacroix avait été chargé en 1849 de décorer la chapelle des Saints-Anges à l’église Saint-Sulpice. Il y travailla irrégulièrement au début, étant pris par d’autres chantiers, mais s’y consacra de plus en plus à partir de 1856. Il pensait terminer dans le courant de l’année 1859 mais dut s’arrêter une fois encore pour des raisons de santé. Au printemps 1860, malgré ses efforts, il n’avait guère progressé.

4 Delacroix était parti pour Dieppe le 18 juillet (cf. Journal, éd. Hannoosh, t. II, p. 1354) mais à cause du mauvais temps en repartit le 27 pour se réfugier à Champrosay (cf. idem, p. 1360).

5 Delacroix sentait ses forces décliner et, de son propre aveu, était désormais « obligé de compter davantage avec la fatigue », conscient qu’il avait abusé de ses forces après la maladie qui l’avait cloué l’hiver précédent (cf. lettre à Auguste Lamey, 13 août 1860, (Paris, Bibliothèque de l’INHA, collections Jacques Doucet, inv. Ms 238 (41) ; Joubin, Corr. Gén, t. IV, p. 188-190).

6 Delacroix s’était en effet remis au travail au début du mois de septembre, faisant l’aller et retour entre Champrosay et Paris presque quotidiennement (cf. lettre à Léon Riesener, 7 octobre 1860, Joubin, Corr. Gén, t. IV, p. 202-203).

7 Delacroix avait un estomac fragile.

8 Delacroix a tenu parole (cf. lettre à Berryer du 14 octobre 1860 ; Paris, musée Eugène Delacroix, LA 31631/112).

 

 

 

Transcription originale

Page 1

Champrosay ce 11 7bre

1860.

Mon cher cousin,

je reçois ici votre excellente
lettre et je vais vous ecrire, cette fois.
Si je ne l’ai pas fait depuis que j’ai eu
le plaisir de vous voir quoique j’en ai
eu bien souvent l’envie, c’etait pour
ne pas avoir à vous dire la crainte où
j’etais de ne pouvoir aller vous embrasser
à Augerville, contrariant en ceci, je
n’ai pas besoin de vous l’assurer, mes plus
chers desirs. Vous allez voir dans quelle
situation je me trouve.

Je vous ai vu il y a deux mois et
plus, souffrant, ne pouvant travailler
parce que j’avais fait abus de travail. Je
ne savais que devenir : j’ai imaginé qu’un
sejour au bord de la mer vaudrait
mieux que tout. Je pars pour dieppe, j’y
trouve des pluies si insupportables [mot barré]

 

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que j’en reviens au bout de huit
jours avec un rhume affreux
ajouté à mes autres indispositions.
Je suis venu droit ici. de travail
point question et il y a trois mois
que cela dure et que je n’ai touché
un pinceau, pendant que les veridiques
journaux me font achever un travail
qui est devenu le cauchemar de mes
jours et que je n’acheverai probablement
jamais. Certes ceux qui s’affligent eant [syllabe interlinéaire] de la
restriction de la presse, comptaent qu’ils
seraient mieux informés si elle etait
plus libre, feraient mieux de redouter le
retour d’une liberté qui lui donnera
la licence de mentir, de calomnier, de
se contredire cent fois davantage, alors
qu’elle pourra s’en donner à loisir. Je pour-
-suis Voici quinze jours que je suis un peu
mieux : à partir de demain je vais
à Paris travailler, non sans l’espoir
que je pourrai chaque jour revenir diner
et coucher ici, en prenant de temps en
temps des jours de repos qui m’aideront

 

Page 3

 

à pousser ma charette plus loin.
que si ces allées et venues ajoutent
une fatigue à celle du travail (très
moderé d’ailleurs que je vais m’imposer)
je reviendrai tout a fait a Paris. Le
peu de clarté, je ne dis pas de soleil,
que nous aurons jusqu’à l’hiver,
je veux si j’ai la force de tenir ma brosse,
en profiter pour ce maudit travail.
Est ce que Dieu dont j’orne à ma
maniere la maison en suant sang et
eau, ne devrait pas m’envoyer un estomac
et partant la main et les jambes qui
me font défaut à tout instant : et
d’ailleurs cet estomac ne me serait il
pas indispensable pour faire honneur à
la delicieuse mais gastronomique hos-
-pitalité d’augerville.

Je fais des plaisanteries et n’en ai
guère envie, car la chance que j’aurais
de vous voir, serait une mauvaise santé
persistante qui m’interdirait le travail
et par consequent me donnerait la faculté
d’aller et de venir à volonté, comme les

 

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malades dont les medecins désesperent
et qu’ils envoient mourir ou se
sauver tout seuls là où il leur plait.
dans cette triste alternative, je
n’oublierai pas de vous informer
cependant de ce que je deviens, puis-
-que votre bonté, votre aimable souvenir
se tournent vers moi et me donnent
au moins la consolation d’etre un peu
aimé par le meilleur des hommes et
des génies.

Je vous embrasse bien cher
cousin et vous charge de mes respectueux
souvenir et hommages pour les hotes
dont vous me parlez.

Eug Delacroix

 

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