Lettre à Jean-Baptiste Pierret, 21 septembre 1820

  • Cote de la lettre ED-ML-1820-SEPT-21-A
  • Auteur Eugène DELACROIX
  • Destinataire Jean-Baptiste PIERRET
  • Date 21 Septembre 1820
  • Lieux de conservation Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques
  • Éditions précédentes Joubin, Correspondance générale, 1936-38
    , 1935, t. I, p. 73-76 ; Chillaz, 1997, Aut.527, p.103.
  • Historique Legs Etienne Moreau-Nélaton, 1927
  • Enveloppe Non
  • Nombre de pages écrites 2
  • Présence d’un croquis Non
  • Format in - 4°
  • Dimension en cm 25,3x19,7
  • Cachet de cire Non
  • Nature du document Lettre Autographe Signée
  • Cote musée bibliothèque AR18L14
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Transcription modernisée

21 septembre 1820

 

Je suis donc ici enfin, mon bon ami, mais avec la fièvre malheureusement1. Après avoir passé une quinzaine de jours avec mon frère2 et m’être rendu à Châtelleraux , j’ai été obligé d’y demeurer plusieurs jours à attendre la diligence et j’ai commencé de mal m’y porter3. Il est dur d’être à la campagne sans en jouir : je garde la chambre, on m’assure que je m’en porterai mieux. Je le souhaite. J’aurais bien désiré dans tout cela recevoir quelque chose de toi, mais je vois bien qu’il faut toujours que je commence. J’aurais moi-même écrit plus tôt mais un fiévreux n’est guère écriturier comme tu penses. Tout ce que j’entreprenais de faire me pesait et me fatiguait beaucoup la tête. Au lieu de sortir au milieu des bois et de jouir de toutes les douceurs qu’on peut trouver ici, je suis forcé de rester dans une maison. Quand je veux lire, cela m’endort. Je suis obligé de me lever tard pour m’ennuyer moins. Je n’ai pas faim et je ne vis que de tisane, au milieu des excellents fruits de toutes les espèces. Pourras-tu me laisser dans cet état sans consolations. Tes lettres seraient un baume pour mon ennui. Mais que cela soit bien long et bien serré : qu’en les ouvrant, ces chères lettres, mon œil soit assassiné par une multitude de lignes et de paragraphes ! Il n’y a pas besoin de me conter des événements. Il ne faut pas que tu t’étonnes si je n’emploie que la demie-feuille. Je vais écrire à Félix aussi et enfin à Piron qui vous fera passer les présentes. Dans une autre situation, j’en aurais fait davantage, mais j’ai toujours la tête lourde comme du plomb. Que je vous supplie donc de ne pas mettre de retard dans l’envoi de ce paquet large et plein qui doit me combler de joie. Excitez-vous l’un l’autre à m’écrire. Défiez-vous à qui en écrira le plus long… Fou que je suis ! Changerai-je vos mains de fer ? Vous ne m’avez pas encore donné signe de vie et je m’attends à des encyclopédies. Mais pensez pourtant à mon triste état. Je n’aurai espoir qu’en vous. Ce qui vous intimide, c’est Piron4, je suis sûr. Ah ! que vous me feriez de plaisir de vous en passer. Adieu donc mon bon ami. Ne m’oublie pas, je te prie, auprès de ton excellente famille dont je n’oublierai jamais les bontés. Je pense que ton frère est marié à cette heure. Fais-lui-en bien mes compliments sincères. Parle-moi de ce petit Raphaël5 que nous consacrerons, s’il plaît à Dieu, au culte des muses. Il doit encore te prendre bien des moments. As-tu un peu travaillé ? Sens-tu toujours comme tu le faisais, quand nous en parlions ensemble, les avantages qu’il y aurait pour toi à acquérir un talent ? Penses-y bien encore ; ce n’est pas une bagatelle à considérer. Lutte avec courage contre tes malheurs et ne laisse perdre aucune parcelle de ce temps qui ne sera pas ingrat et t’apportera plus tôt que tu ne penses le fruit de tes sueurs. Quand tu auras conquis par ta force la douce indépendance, comme tu t’aimeras mieux toi-même ! Songe à l’avenir d’un homme qui n’occupe qu’une place précaire dont un sous-chef par ses intrigues peut le priver. Mais tu sais tout cela, nous l’avons dit cent fois et je suis sûr que tu en as profité, et que tu n’as pas trop perdu de temps depuis mon départ. Tu avais bien commencé, non seulement tu t’occupais mais tu as fait des choses qui sont bien.

Adieu, cher ami, je t’embrasse tendrement.

E. Delacroix

Il faut d’autant plus te presser d’écrire que je vais bientôt partir pour le pays de mon beau-frère . N’as-tu eu aucune nouvelle de Soulier ? N’y a-t-il eu aucune lettre à la maison pour moi. Tu sais, fripon, que j’ai écrit en Angleterre ….Quant à Soulier, Perpignan t’en donnerait peut-être. Je te rappelle qu’il demeure rue du Marché des Jacobins, n°11.

 


1Delacroix retrouve sa sœur aînée Henriette de Verninac à la « maison des Gardes », dans la forêt de la Boixe près de Mansle en Charente.
2Delacroix revient d’un séjour auprès de son frère Charles-Henry Delacroix, au Louroux à 25 kms de Tours. Il s’y rend à deux reprises, quelques jours en cette fin d’été 1820 puis en août-septembre 1822, durant un bon mois. Le musée Delacroix possède un portrait dessiné de Charles-Henry réalisé par son frère Eugène probablement à l’occasion de l’un de ces deux séjours (MD 1970-1).
3Venant de Tours, Delacroix se rend en Charente et, par mesure d’économie, fait à pied les 40 kms de Sainte-Maure à Châtellerault, où il prend la diligence pour Mansle (voir sa lettre à Henriette de Verninac, 1er septembre 1820, Joubin, 1935, I, p. 71 et sa lettre au Général Delacroix, 20 septembre 1820, Joubin, 1935, I, p.72,73). Il prend froid durant ce trajet.
4Delacroix écrit en effet le même jour à Piron qui, travaillant à l’administration des Postes, aide à faire transiter le courrier entre les amis. Mais lui-aussi est malade (Dupont, 1954, p.109).
5Le fils de Jean-Baptiste Pierret. Delacroix évoque son mariage et l’enfant dans sa lettre à Félix Guillemardet, octobre 1820 (Dupont, 1954, p. 111 à 116). « Ce qu’il lui faut, c’est jouir avec calme de sa douce paternité ».

 

Transcription originale

Page 1

21 septembre 1820

 

Je suis donc ici enfin, mon bon ami. mais avec la fievre
malheureusement. Après avoir passé une quinzaine de jours avec mon frere
et m’etre rendu à Chatelleraut, j’ai été obligé d’y demeurer plusieurs jours à
attendre la diligence et j’ai commencé de mal m’y porter. Il est dur d’etre à
la campagne sans en jouir. je garde la chambre. On m’assure que je m’en
porterai mieux. Je le souhaite. j’aurais bien désiré dans tout cela recevoir quelque
chose de toi : mais je vois bien qu’il faut toujours que je commence. J’aurais moi
-meme ecrit plutot mais un fievreux n’est guerre ecriturier comme tu penses.
tout ce que j’entreprenais de faire me pesait et me fatiguait beaucoup la tête. –
au lieu de sortir au milieu des bois et de jouir de toutes les douceurs qu’on peut
trouver ici, je suis forcé de rester dans une maison. quand je veux lire, cela m’endort
je suis obligé de me lever tard pour m’ennuyer moins. je n’ai pas faim et je ne
vis que de tisane au milieu des excellents fruits de toutes les espèces. Pourras tu
me laisser dans cet etat sans consolations. tes lettres seraient un baume pour mon
ennui. Mais que cela soit bien long et bien serré : qu’en les ouvrant ces cheres lettres
mon œil soit assassiné par une multitude de lignes et de paragraphes. Il n’y a pas besoin
de me conter des evenements. Il ne faut pas[interlinéaire sup.] que tu t’etonnes si je n’emploie
que la demie feuille. Je vais ecrire à felix aussi et enfin à Piron qui vous fera
passer les présentes. dans une autre situation, j’en aurais fait davantage
mais j’ai toujours la tête lourde comme du Plomb. que je vous supplie donc
de ne pas mettre de retard dans l’envoi de ce paquet large et plein qui doit
me combler de joie. Excitez vous l’un l’autre à m’écrire. Defiez-vous à qui en
écrira le plus long… fou que je suis : je ne changerai je vos mains de fer;
vous ne m’avez pas encore donné signe de vie et je m’attends à des encyclopédies.
Mais pensez pourtant à mon triste etat. je n’aurai d’autre espoir qu’en vous. ce
qui vous intimide C’est Piron je suis sur. Ah que vous me feriez de plaisir de vous
en passer. Adieu donc, mon cher bon ami. Ne m’oublie pas je te prie auprès de
ton excellente famille dont je n’oublierai jamais les bontés. je pense que ton
frère est marié à cette heure. Fais lui en bien mes compliments sincères.

 

Page 2

Parle moi de
parle moi de ce petit Raphaël que nous consacrerons s’il plait à Dieu, au culte des Muses.
Il doit encore te prendre bien des moments. As-tu un peu travaillé. Sens-tu toujours
comme tu le fesais quand nous en parlions ensemble, les avantages qu’il y aurait
pour toi a acquerir un talent. Penses y bien encore ; ce n’est pas une bagatelle a
considerer. Lutte avec courage contre tes malheurs et ne laisse perdre aucune parcelle
de ce temps qui ne sera pas ingrat et t’apportera plus tôt que tu ne penses le
fruit de tes sueurs. Quand tu auras conquis par ta force la douce indépendance
comme tu t’aimeras mieux toi-meme. Songes à l’avenir d’un homme qui

 

L’adresse à la verticale :

A Monsieur
Monsieur Pierret jeune
Rue du four n°50
à Paris

 

n’occupe qu’une place précaire, dont un sous-chef par ses intrigues peut le priver.
Mais tu sais tout cela : nous l’avons dit cent fois etje suis sûr que tu
en as profite, et que tu n’as pas trop perdu de temps depuis mon départ.
tu avais bien commencé. non seulement tu t’occuppais, mais tu as fait
des choses qui sont bien.

Adieu cher ami je t’embrasse tendrement.

E. Delacroix

Il faut d’autant plus te presser d’ecrire que je vais bientôt partir pour le
pays de mon beau frere. n’as-tu eu aucune nouvelle deSoulier, N’y a-t-il
eu aucune lettre à la maison pour moi. Tu sçais, frippon, que j’ai écrit en Angleterre….quand à Soulier, Perpignan t’en [un trou] donnerait peut etre. je te rappelle qu’il demeure
rue du marché des Jacobins, n°11

 

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