Lettre à Guillaume-Auguste Lamey, 20 août 1856

  • Cote de la lettre ED-IN-1856-AOU-20-A
  • Auteur Eugène DELACROIX
  • Destinataire Guillaume-Auguste LAMEY
  • Date 20 Août 1856
  • Lieux de conservation Paris, bibliothèque de l'INHA, collections Jacques Doucet
  • Éditions précédentes Joubin, Correspondance générale, 1936-38
    , t. III, p. 336-337.
  • Enveloppe Non
  • Nombre de pages écrites 4
  • Présence d’un croquis Non
  • Dimension en cm 20,6x27
  • Cachet de cire Non
  • Nature du document Lettre Autographe Signée
  • Cote musée bibliothèque Ms. 238 pièce 23
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Transcription modernisée

Paris 20 août 56
Delacroix1

Paris, ce 20 août 1856

 

Je vous remercie mille fois, cher et bon cousin, d’avoir mis la main à la plume courageusement malgré les 30° de chaleur par lesquels vous avez passé, ainsi que nous. Je méditais déjà de vous demander comment vous les supportiez et vous m’apprenez que vous les avez traversés sans encombre. J’avoue que j’en ai un peu souffert, d’autant plus que je n’ai pas cessé pendant tout ce temps de me livrer au travail le plus fatigant à la terrible chapelle2: j’y suis encore et ne lâcherai le pinceau que quand le froid me chassera à son tour, ou quand les jours d’automne et leurs brouillards m’ôteront la lumière. Je suis au désespoir de l’absence de notre aristarque de Montpellier3 ; ne pouvant le prendre entre deux yeux, je vais lui envoyer de ma prose ad nominem et peut-être en tirerons-nous quelque chose : je ne sais si vous vous êtes aperçu, en lisant La Revue4 à votre casino, que le numéro qui a suivi celui que vous avez vu ici, et où il était question des hommes politiques de l’Allemagne, a été suivi d’un autre dans lequel il s’étend sur les poètes et les littérateurs, et cela avec une prolixité qui doit avoir lassé sa complaisance à s’occuper de ce sujet, au moins pour le moment. J’aurai peut-être une autre corde à mon arc : c’est un homme qui écrit quelquefois dans cette revue et qui entend bien l’allemand : seulement je le crois absent de Paris dans ce moment de courses générales. Enfin, cher cousin, ce ne sera pas la bonne volonté qui me manquera pour vous donner satisfaction. Vous m’avez donné dans ma solitude tant de moments agréables5! Oui, je me rappelle vos apparitions furtives au milieu de toutes ces Médées, de ces Ovides et autres figures d’un autre monde sur lesquels nous dissertions6. Je vous loue beaucoup du dîner que vous projetez : ayez quelquefois, sans même réunir autant de personnes, quelques convives avec qui causer et donner le change à la tristesse. Une des miennes est le sentiment, que vous m’exprimez de votre côté, que nous passerons beaucoup de temps sans nous voir. Écrivons-nous donc, quoique ce ne soit pas la même chose : il y a de la douceur à penser qu’il y a quelqu’un qui, quoiqu’absent, a tous les sentiments et toutes les opinions que nous aimons, et sur lequel on peut s’appuyer. Nous sommes, je crois, deux de ces hommes-là. Si vous n’en trouvez pas beaucoup autour de vous, c’est que l’estime et l’affection mutuelles sont choses rares. « Le rare seul est excellent », dit le livre espagnol : le commun foisonne, tout ce qui est vulgaire est ce qui fait le monde, ce qui dure le plus longtemps et qu’on porte partout sur ses épaules.

Allez à Bade, prenez ce bon air dans ces belles montagnes : pensez-y à un homme7 perché sur des échelles branlantes au milieu de la poussière du travail et de l’enfantement des idées, la palette à la main toute la journée et n’ayant le soir pour se recréer que le bitume du boulevard. Je vous embrasse bien, cher cousin, et Jenny vous prie bien d’agréer tous ses respects.

Eugène Delacroix

 


1 Inscription postérieure.
2 Quelques jours plus tôt, le 16 août 1856, Delacroix écrit dans son Journal : " Travaillé à l’Eglise avec assez de fatigue. Il y a quinze jours de travail effectif aujourd’hui" (Journal, éd. Hannoosh, t. I, p. 1033).
3 Il s’agit de Saint-René Taillandier. Voir les notes 3 et 4 de la lettre du 26 juillet 1856 pour connaître sa biographie et le contexte qui conduit Delacroix à le contacter.
4 La Revue des deux mondes.
5 Voir la note 2 de la lettre du 26 juillet 1856.
6 Delacroix a travaillé à Médée lors du séjour de Lamey à Paris (Journal, éd. Hannoosh, t. I, p. 1031).
7 Delacroix.

 

Transcription originale

Page 1

 

Paris 20 Août 56
Delacroix

Paris ce 20 aout
1856

 

Je vous remercie mille fois
cher et bon cousin d’avoir mis la
main à la plume courageusement
malgré les 30 degrés de chaleur
par lesquels vous avez passé ainsi que
nous. Je méditais deja de vous
demander comment vous les suppor-
-tiez et vous m’apprenez que vous les
avez traversés sans encombre. J’avoue
que j’en ai un peu souffert, d’autant
plus que je n’ai pas cessé pendant tout
ce temps de me livrer au travail
le plus fatigant à la terrible chapelle :
j’y suis encore et ne lâcherai le pinceau
que quand le froid me chassera à son
tour, ou quand les jours d’automne et
leurs brouillards m’oteront la lumière.

 

Page 2

Je suis au désespoir de l’absence de
notre aristarque de Montpellier ; ne
pouvant le prendre entre deux yeux
je vais lui envoyer de ma prose ad
nominem
et peut être en tirerons
nous quelque chose : je ne scais si vous
vous êtes apperçu en lisant la revue
à votre casino [mot barré illisible] que le numero
qui a suivi celui que vous avez vu
ici et où il etait question des hommes
politiques de l’Allemagne, a eté suivi
d’un autre dans lequel il s’etend
sur les poëtes et les litterateurs et cela
avec une prolixité qui doit avoir
lassé sa complaisance à s’occuper de ce
sujet au moins pour le moment. J’au-
-rai peut etre une autre corde à mon
arc : c’est un homme qui ecrit quel-
-quefois dans cette revue et qui entend
bien l’allemand : seulement je le crois
absent de Paris dans ce moment de

 

Page 3

courses génerales. Enfin, cher cousin
ce ne sera pas la bonne volonté qui
me manquera pour vous donner
satisfaction. Vous m’avez donné
dans ma solitude tant de moments
agreables ! oui je me rappele vos ap-
-paritions furtives au milieu de
toutes ces Medees, de ces Ovides et
autres figures d’un autre monde sur
lesquels nous dissertions. Je vous
loue beaucoup du diner que vous
projettez : ayez quelque fois [mot barré illisible], sans
même réunir autant de personnes
quelques convives [2 mots interlinéaires] [3 mots barrés illisibles] avec qui
causer et donner le change à la
tristesse. Une des miennes est le
sentiment que vous m’exprimez de
votre côté, que nous passerons beaucoup
de temps sans nous voir ; Ecrivons
nous donc quoique ce ne soit pas la
même chose : il y a de la douceur

 

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à penser qu’il y a quelqu’un qui
quoiqu’absent, a tous les sentimens
et toutes les opinions que nous aimons
et sur lequel on peut s’appuyer. Nous
sommes je crois deux de ces hommes là.
Si vous n’en trouvez pas beaucoup
autour de vous, c’est que l’estime et
l’affection mutuelle sont choses rares.
Le rare seul est excellent dit le
livre espagnol : le commun foisonne,
tout ce qui est vulgaire est ce qui fait
le monde, ce qui dure le plus longtemps
et qu’on porte partout sur ses epaules.

Allez à Bade, prenez ce bon air dans
ces belles montagnes : pensez y à un
homme perché sur des echelles branlantes
au milieu de la poussiere du travail et
de l’enfantement des idées, la palette à
la main toute la journée et n’ayant
le soir pour se recreer que le bitume du bou-
-levart. Je vous embrasse bien cher cousin
et Jenny vous prie bien d’agreer tous ses respects.

EugDelacroix

 

 

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