Lettre à Jean-Baptiste Pierret, 6 novembre 1818

  • Cote de la lettre ED-ML-1818-NOV-06-A
  • Auteur Eugène DELACROIX
  • Destinataire Jean-Baptiste PIERRET
  • Date 6 Novembre 1818
  • Lieux de conservation Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques
  • Éditions précédentes Joubin, Correspondance générale, 1936-38
    , t. I, p.31-35; Chillaz, 1997, Aut. 519, p.102.
  • Historique Legs Etienne Moreau-Nélaton, 1927
  • Enveloppe Non
  • Nombre de pages écrites 4
  • Présence d’un croquis Non
  • Format in - 8°
  • Dimension en cm 24,8x19,7
  • Cachet de cire Non
  • Nature du document Lettre Autographe Signée
  • Cote musée bibliothèque AR18L6
  • Données matérielles quelques trous
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Transcription modernisée

Le 6 novembre 18181

 

Tu m’as envoyé une lettre si courte que je ne croyais pas qu’elle fût de toi, et, cette fois, tu es fort bien, comme tu le dis toi-même, mon débiteur insolvable ou plutôt mon débiteur arriéré. Mais malheureusement, tu ne pourras me payer de tes lettres qui me font tant plaisir car mon départ est bien prochain. Je ne puis en fixer l’époque mais j’espère pouvoir dans peu me dédommager par ta vue de la part de joie que tu m’as retenue en m’écrivant si peu de chose. Tu me diras que ton bureau…… tu diras ce qu’il te plaira, mais ce n’était pas assez. Ne me crois pas de rancune. Quand tu jetteras l’œil sur ce petit morceau de papier, tu croiras peut-être que c’est pour te rendre la pareille ; mais point du tout. J’ai reçu le paquet de lettres aujourd’hui et il faut que j’aie fini mes réponses ce soir.

Quel plaisir crois-tu que je sois venu chercher ici ? A quoi penses-tu que je m’occupe quand je veux passer des moments délicieux ? Je me recueille. J’oublie tout ce qui m’entoure et je pense à toi, à tout ce qui m’est encore cher sur la terre. Les larmes me viennent aux yeux quand je songe à mon isolement, et d’un autre côté à tous ceux que j’ai rencontrés qui m’ont marqué de l’attachement. Je ne suis heureux, tout à fait heureux, que lorsque je suis avec un ami. Les heures que je dois passer avec lui sont mon trésor : elles sont les seules qui demeurent dans ma mémoire, elles sont mes fastes et ma vraie richesse. Ce n’est pas une illusion, ce n’est pas une exagération : tout est vide autour de moi sans la présence de celui que j’aime. Et je te le dis avec sincérité, je m’en crois d’autant plus heureux quand j’en jouis que je me crois moins digne encore d’inspirer un tendre intérêt. Pourquoi m’aimes-tu ? Pourquoi te lies-tu à mon sort ? Tu as donc comme moi senti qu’il faut, à un homme qui a une âme, autre chose pour la remplir que les objets extérieurs qui ne sont rien à l’âme, autre chose que tout ce qui séduit le vulgaire des hommes et qui ne vaut pas l’ombre d’un sentiment. Je n’ai jamais aimé la foule, ni tout ce qui forme la pâture de la foule et je crois que je t’en aimerai davantage, toi qui m’as choisi. Notre amitié n’est pas une amitié ordinaire : elle est franche et vive. Elle n’a point commencé par de grands mots et par des projets ridicules et magnifiques fondés sur autre chose que sur elle. Nous ne nous sommes jamais fait de ces protestations qui ne prouvent que l’envie de montrer et qui ne montrent rien. Je ne t’ai jamais dit : « mon éternel ami ! » et toutes les fois que nous nous sommes vus, quelque chose nous a dit qu’il ne se pouvait pas faire que nous ne fussions de vrais amis. Voilà où nous en sommes. Il m’arrive aussi que, dans mes rêveries, je pense à un temps que mes voeux appellent certainement : c’est celui de mon séjour à Rome2 . Je me dis alors : je n’ai pu supporter sans chagrin pendant deux mois seulement l’absence de mon cher ami, et pendant combien d’années ne me faudra-t-il pas soupirer après sa vue, ne faudra-t-il pas me repaître de ses lettres et de son seul souvenir ? Ah ! Il m’arrivera quand je serai dans cette ville, trésor de jouissances pour le pauvre peintre éloigné de tout ce qu’il aime, comme il m’arrive souvent dans ces parties où je vais quelquefois ici. On me poste. On me dit : « le lièvre va vous passer, tenez-vous sur vos gardes. » Et moi, j’oublie mon lièvre. Mon fusil, poids incommode pour un rêveur, descend servir d’appui à la nonchalance du rêveur et mon esprit est fort loin, je t’assure, de ce pauvre lièvre que je les vois tous s’acharner à poursuivre avec une gravité assez ridicule. Je ne te verrai donc point près de moi admirer les Loges3 et toute cette belle Rome. Où seras-tu ? Ah ! Parlons d’autres choses. Cela réveillerait trop de soucis, trop de remords : nous aurons plus d’une fois sujet de nous entretenir.

Je n’ai pas reçu de réponse de Guillemardet: je pense qu’il n’aura pu achever à temps sa lettre, mais je n’en suis pas [trop] affligé de n’avoir pas vu son écriture ce matin en déc[ouvrant] mon paquet. Est-ce que tu ne le vois pas souvent ? il m’a[vait] dit dans sa première lettre t’avoir inutilement cherché. Est-il possible qu’on ne puisse se rencontrer, quand on n’est pas à un quart de lieue l’un de l’autre ? Est-ce qu’il n’est plus, à côté de moi, ton meilleur ami ?

Je pense déjà au plaisir que j’aurai à acquitter ma dette annuelle sur ton album4 . Tu ne penses peut-être qu’à la privation que je t’en fis essuyer l’année dernière pendant un temps énorme. S’il peut t’être agréable le moins du monde que j’y barbouille quelque chose, choisi-moi d’avance, et ceci est de rigueur, bon nombre de sujets parmi lesquels nous verrons ensemble. Mais [de] ces sujets comme je les aime : point de théâtre ni d’échasses ! Enfin comme je les aime : vois, creuse-toi la tête. Je le veux, je t’en prie !

Adiou, adiou, adiou. Ces mots là qui me sont encore chers, je les mets les derniers.

Eugène.

J’ai appris par la Minerve5 que l’ouvrage de ton ami Baour6allait paraître. Je suis impatient de savoir s’il fera tomber sur toi, en une pluie de napoléons solides, une partie de sa gloire et de son profit. Cela te serait bien dû avec l’exemplaire par-dessus le marché, et j’entends l’exemplaire satiné et à figures. Je me promets aussi avec plaisir de faire connaissance avec le nouvel embryon qu’on appelle le Conservateur7 et qui ne respire encore que dans un prospectus avec peut-être un ou deux numéros. Nous verrons tout cela.

Je serais bien content aussi, car je ne finis pas, si nous pouvions encore cette année assister à l’ouverture du cours de Cousin8 qui, j’imagine, n’est pas encore commencé.

 

Adresse p.4
A Monsieur
Monsieur J. B. Pierret jeune
rue du four St Germain
N°50
a Paris



1Delacroix se trouve en séjour depuis le 5 septembre 1818 (voir lettre à Pierret, 6 septembre1818) dans la propriété familiale, la maison des Gardes, située au cœur de la forêt de la Boixe, près de Mansle en Charente.
2Delacroix songeait alors à concourir pour le prix de Rome. C’est surtout dans sa correspondance avec son ami Charles Soulier qu’il évoque son désir d’un séjour en Italie; en définitive, il renoncera au concours, (voir lettre à Soulier, 30 juillet 1821, Joubin, 1935, I, p. 128).
3Les Loges décorées par Raphaël, au Vatican entre 1508 et 1519.
4Delacroix et ses amis Jean-Baptiste Pierret, Félix et Louis Guillemardet avaient institué l’usage de passer chaque réveillon de la Saint-Sylvestre chez l’un d’entre eux, à tour de rôle. Delacroix a consigné ses soirées amicales, de 1817 à 1843, dans un album intitulé Album de la saint-Sylvestre ( musée du Louvre, RF 9140).
5La Minerve française, qui devait remplacer le Mercure de France, parut de février 1818 à mars 1820 ; c’était un recueil périodique, d’opinion libérale avancée, dirigé par Etienne, Benjamin Constant, Jouy, etc. ; il fut supprimé en 1820 lors du rétablissement de la censure, à la suite de l’assassinat de Duc de Berry.
6Baour-Lormian(1770-1854), poète, dramaturge, romancier, de l’Académie française depuis 1815. Celui-ci avait publié en 1795 une traduction, qui eut un grand succès, de la Jérusalem délivrée, poème épique du poète italien Le Tasse (1544-1595) écrit vers 1580. Baour en refit une édition nouvelle en 1819 avec la collaboration de Pierret.
7Le Conservateur, créé en opposition à la Minerve sous la direction de Chateaubriand, Bonald, Villèle, Lamennais, Berryer fils, était un périodique ultra dont le premier numéro parut le 8 octobre 1818, et disparut en mars 1820, à la suite du rétablissement de la censure.
8Victor Cousin (1792-1867) suppléait depuis 1815 Royer-Collard dans sa chaire de philosophie moderne à la Faculté des Lettres ; il fut destitué en 1820 à cause de ses idées libérales. Philosophe, écrivain, académicien, il fut directeur de l’Ecole Normale en 1830 et ministre de l’Instruction publique en 1840.

 

 

 

 

 

 

Transcription originale

Lettre à Jean-Baptiste Pierret, 6 novembre 1818

Le 6 novembre 1818.

 

Tu m’as envoyé une lettre si courte que je ne croyais
pas qu’elle fut de toi et cette fois tu es fort bien, comme
tu le dis toi-même, mon débiteur insolvable ou plutot
mon débiteur arriéré : mais malheureusement [je]
tu ne pourras me payer de tes lettres qui me font
tant plaisir : car mon départ est bien prochain.
Je ne puis en fixer l’époque : mais j’espère pouvoir dans
peu me dédommager par ta vue de la part de joie que
tu m’as retenue en m’écrivant si peu de chose. Tu
me diras que ton bureau…… tu diras ce qu’il te plaira
mais ce n’était pas assez. ne me crois pas de rancune;
quand tu jetteras l’œil sur ce petit morceau de papier
tu croiras peut-être que c’est pour te rendre la pareille;
mais point du tout. j’ai reçu le paquet de lettres
aujourd’hui et il faut que j’aie fini mes réponses ce soir.
Quel plaisir crois-tu que je sois venu chercher ici;
à quoi penses-tu que je m’occupe quand je veux passer
des moments délicieux ? je me recueille ; j’oublie tout
ce qui m’entoure et je pense à toi, à tout ce qui m’est
encore cher sur la terre. Les larmes me viennent aux
yeux quand je songe à mon isolement, et d’un autre coté
à tous ceux que j’ai rencontrés qui m’ont marqué de
l’attachement. Je ne suis heureux, tout à fait heureux,
que lorsque je suis avec un ami. Les heures que je dois
passer avec lui sont mon trésor : elles sont les seules qui
demeurent dans ma mémoire : elles sont mes fastes

 

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et ma vraie richesse. Ce n’est pas une illusion : ce n’est
pas une exageration ; tout est vide autour de moi sans
la présence de celui que j’aime et je te le dis avec sincérité
je m’en crois d’autant plus heureux quand j’en jouis[quatre mots interlinéaires sup.]que je me crois
moins digne encore d’inspirer un tendre intérêt. Pourquoi
m’aime-tu ; pourquoi te lies-tu à mon sort ? tu as donc
comme moi [deux mots mots linéaires sup.] senti qu’il faut à un homme qui a une ame, autre
chose que pour la remplir que les objets extérieurs qui
ne sont rien à l’âme, autre chose [deux mots linéaires sup.] que tout ce qui seduit le vulgaire
des hommes et qui ne vaut pas l’ombre d’un sentiment.
Je n’ai jamais aimé la foule, ni tout ce qui forme la
pâture de la foule et je crois que je t’en aimerai davantage,
toi qui m’as choisi. Notre amitié n’est pas une amitié
ordinaire : elle est franche et vive. Elle n’a point com
mencé par de grands mots et par des projets ridicules
et magnifiques fondés sur autre chose que sur elle. Nous
ne nous sommes jamais fait de ces protestations qui
ne prouvent que l’envie de montrer et qui ne montrent
rien. Je ne t’ai jamais dit : mon éternel ami ! et toutes
les fois que nous nous sommes vus, quelque chose nous
a dit qu’il ne se pouvait pas faire que nous ne fussions
de vrais amis. Voilà où nous en sommes. – il m’arrive
aussi que dans mes rêveries je pense à un temps que mes
voeux appellent certainement : c’est celui de mon
sejour à Rome Je me dis alors : je n’ai pu supporter
sans chagrin pendant deux mois seulement l’absence
de mon cher ami, et pendant combien d’années ne me
faudra-t-il pas soupirer apres sa vue, ne faudra-t-il
pas me repaître de ses lettres et de son seul souvenir…

 

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Ah il m’arrivera quand je serai dans cette ville, trésor de
jouissances pour le pauvre peintre éloigné de tout ce qu’il aime,
comme il m’arrive souvent dans ces parties où je vais
quelquefois ici [mot interlin sup.] maintenant. On me poste : on me dit : le lièvre
va vous passer : tenez-vous sur vos gardes : et moi j’oublie mon lièvre : mon
fusil, poids incommode pour un rêveur, [mot barré]
descend servir d’appui à la nonchalance du rêveur et mon
esprit est fort loin je t’assure de ce pauvre lièvre que je les
vois tous s’acharner à poursuivre avec une gravité assez
ridicule. Je ne te verrai donc point près de moi admirer les
Loges, et toute cette belle Rome : où seras-tu ? ah ! Parlons
d’autres choses, Cela réveillerait trop de soucis, trop de remords :
nous aurons plus d’une fois sujet de nous entretenir.
Je n’ai pas reçu de réponse de Guillemardet : je pense qu’il
n’aura pu achever à temps sa lettre : mais je n’en suis pas [trop]
affligé de n’avoir pas vu son ecriture ce matin en dec[ouvrant]
mon paquet. Est-ce que tu ne le vois pas souvent ? il m’a[vait]
dit dans sa première lettre t’avoir inutilement cherché. Est-il
possible qu’on ne puisse se rencontrer, quand on n’est pas à un
quart de lieue l’un de l’autre ? Est-ce qu’il n’est plus, à côté
de moi, ton meilleur ami.
Je pense deja au plaisir que j’aurai à acquitter ma dette
annuelle sur ton album : tu ne penses peut-être qu’à la privation
que je t’en fis essuyer l’année derniere pendant un temps enorme.
S’il peut tetre agréable le moins du monde que j’y barbouille
quelque chose, choisi moi d’avance, et ceci est de rigueur,
bon nombre de sujets parmi lesquels nous verrons ensemble : mais
[de] ces sujets comme je les aime. Point de theatre ni d’échasses.
Enfin comme je les aime : vois creuse-toi la tete : je le veux, je
t’en prie.

Adiou, adiou, adiou. Ces mots là qui me sont
encore chers, je les mets les derniers.
Eugene.
J’ai appris par la Minerve que l’ouvrage de ton ami Baour allait
paraître. Je suis impatient de savoir s’il fera tomber sur toi [deux mots interlinéaires sup.] en une pluie

 

Page 4

de napoleons solides, une partie de sa gloire et de son profit. Cela
te serait bien dû avec l’exemplaire par-dessus le marché, et
j’entends l’exemplaire satine et [mot interlin. sup.] à figures. Je me promets aussi
avec plaisir de faire connaissance avec le nouvel embryon
qu’on appelle le Conservateur et qui ne respire encore que dans
un prospectus avec peut-etre un ou deux numéros - nous
verrons tout cela.
Je serais bien content aussi, car je ne finis pas, si nous pouvions
encore cette année assister à l’ouverture du cours de Cousin
qui j’imagine n’est pas encore commencé.

 

 

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A Monsieur
Monsieur J. B. Pierret jeune
rue du four St Germain
N°50
a Paris

 

 

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