Lettre à Jean-Baptiste Pierret, lundi 6 septembre 1819

  • Cote de la lettre ED-ML-1819-SEPT-06-A
  • Auteur Eugène DELACROIX
  • Destinataire Jean-Baptiste PIERRET
  • Date 06 Septembre [1819]
  • Lieux de conservation Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques
  • Éditions précédentes Joubin, Correspondance générale, 1936-38
    , 1935, t. 1, p. 42-47 ; Chillaz, 1997, Aut. 522, p. 102.
  • Historique Legs Etienne Moreau-Nélaton, 1927
  • Enveloppe Non
  • Nombre de pages écrites 5
  • Présence d’un croquis Non
  • Format in - 8°
  • Dimension en cm 26,5 x20,5
  • Cachet de cire Non
  • Nature du document Lettre Autographe Signée
  • Cote musée bibliothèque AR 18L9
  • Cachet de la poste 10 septembre 1819
  • Données matérielles Une lettre de 3 p. et une « addition très intéressante à lire » de 2 p (20,5 x 13,1)
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Transcription modernisée


Lundi 6 septembre [1819]1

Mon cher ami,

Nous sommes arrivés ici dimanche matin, fort fatigués du voyage le plus malencontreux qui soit possible2 . Quand nous partîmes, le ciel était gris et noir, j’étais de mauvaise humeur. Je m’étais précipité dans cette voiture ayant eu à peine le temps d’arranger mes affaires et d’emballer ce que je voulais prendre ; et puis je voyais se mouiller des yeux, de pauvres yeux que je ne verrai probablement plus. La pauvre fille3 allait çà et là emballant tout de travers, puis s’arrêtant au milieu de son occupation la main sous le menton et sanglotant en silence. Je m’en voulais de la laisser sans avoir pu faire pour elle ce que j’aurais désiré, et encore plus d’avoir reçu tous ses sacrifices, d’emporter peut-être quelques unes de ses affections sans en être digne. Cependant je la regrettais, non pas mes sens je t’assure, mais mon cœur en avait pitié. J’ai béni le ciel de lui avoir fait rencontrer dans la bonté de ta famille un secours bien nécessaire dans sa position. Tu me diras comment elle s’en tire et si elle ne vous est pas trop inutile.

Pour revenir à ce voyage, le temps devint tout à fait mauvais peu de temps après le commencement de la nuit. La voiture avait été mal arrangée dans l’intérieur et les paquets, placés trop précipitamment, nous gênèrent beaucoup. Le vent et la pluie fine qui tombait en abondance se mirent de la partie et nous furent désagréables à l’excès. Vers quatre heures du matin, à neuf ou dix postes d’Orléans, le postillon nous dit en changeant les chevaux, que le coffre de devant était détaché et sur le point de partir. Je vis avec une douloureuse surprise non seulement qu’il ne tenait plus rien, mais que tout ce qu’il contenait sans exception jonchait la route depuis peut-être six lieues car le cahot avait successivement fait tout sauter dehors. Il se trouva que tous nos souliers furent perdus : nous en avions fait faire plusieurs paires avant le départ, de sorte que mon neveu et moi nous arrivions avec celles que nous avons aux pieds . Ma sœur4 avait dans ce coffre plusieurs choses plus intéressantes encore que des souliers et qui furent perdues sans retour, quoiqu’au moment où nous nous aperçûmes de la perte, un postillon ait monté à cheval et couru les chemins que nous venions de faire, sans rien rapporter. Cet incident et les réparations instantes à faire nous retinrent plus de trois ou quatre heures. Retardés de la sorte, tout notre voyage se trouva démanché. Nous espérions pourtant qu’en poussant toujours sans nous arrêter à Tours comme nous comptions, nous pourrions regagner le temps perdu : mais nombre d’autres choses nous arrêtèrent samedi soir. Un des ressorts de derrière se brisa : on nous prit cher pour le raccommoder, ce qui ne l’empêcha pas tout au beau milieu de la route de se rompre de nouveau et de nous laisser sans ressources à deux ou trois lieues des plus prochaines habitations humaines. Il nous les fallut faire à pied malgré l’assistance de trois gascons qui vinrent à passer sur le chemin, le bâton sur le dos et la gourde au côté, qui s’en allaient pédestrement chercher fortune à Paris et qui nous offrirent leurs services. Enfin, après la plus mauvaise nuit, nous avons dimanche matin atteint le but désiré et nous avons oublié les fatigues.

Il faut te dire que tout ceci n’est pas une lettre : elle ne compte pas. Je suis très pressé pour t’écrire car on l’attend pour la porter. C’est pour te charger encore de quelque chose de la part de ma sœur. On aura sans doute trouvé, dans les tiroirs de son secrétaire, des lettres de mon beau-frère5 à elle, qu’elle y a oubliées. Comme elles auront été portées chez mon oncle6 ou qu’il les aura peut-être trouvées lui-même, aurais-tu la bonté d’aller les lui demander parce que tu les mettrais sous enveloppe et me les ferais parvenir franc de port par le moyen de correspondance que nous avons dans Piron. Dis à mon oncle bien des choses de ma part et que nous l’embrassons. S’il a reçu des nouvelles lettres de Mad.Lamey , demande-lui-en des nouvelles.

Adieu mon bon ami ; je t’embrasse tendrement. Et écris-moi vite vite quelque chose et des nouvelles de Félix et de son départ. Dis-lui que je lui souhaite une plus heureuse route que la nôtre.

EUGENE

Lundi 6


Addition très intéressante à lire
La lettre que [je] viens de t’écrire ne compte pas, comme je l’ai dit : j’y aurais mis plus de temps et d’aise, mais c’est pour la commission de ma sœur que je me suis pressé de t’écrire. Elle ne se soucie point de voir ses lettres entre les mains de l’oncle qui, tout doucement et comme une chose toute naturelle, pourrait fort bien, pour droit d’hébergement, en prendre lecture. Tu aurais donc la bonté de les lui redemander de la sorte et sous le prétexte de les renvoyer à ma sœur par le moyen d’un jeune homme, de nous connu à la poste7 . S’il ne les a point encore, tu te donnerais la peine de les prendre toi-même dans l’un des tiroirs du secrétaire où elles ont été laissées, quitte à lui demander son assistance dans le cas où cette bégueule de portière te ferait quelque difficulté. Après t’en être emparées, tu aurais la bonté de les cacheter et conserver par devers toi, jusqu’à nouvel avis. Tu entends bien tout ceci. J’ai pensé que tu voudrais bien t’en charger après tous les ennuis que je t’ai déjà donnés. Car tu es intarissable. Tu auras également la complaisance de donner à Caroline quelques détails sur notre route et de lui dire bien des choses de ma part : bien entendu sans lui laisser entrevoir la lettre. Tu verras par son discours si elle s’attendait à recevoir de moi une lettre. Si elle te paraît surprise que je ne lui aie pas écrit, marque-le- moi ; je lui écrirai pour lui faire plaisir. Autrement, je ne le ferai pas, par mille raisons embarrassantes que tu peux concevoir car je ne saurais sur quel pied lui parler par écriture. Je la plains bien cette pauvre fille car elle est aussi faible qu’elle a bon cœur et son éducation ne l’a guère rendue propre à se rendre heureuse dans la situation où elle se trouve.

On frappe à ma porte, on me demande mon paquet. Quoique ce ne soit pas une lettre, l’intention y était ? Serais-tu assez bon pour m’en répondre une bonne et serrée ? Je compte dessus d’abord : cela ne m’empêchera pas, même avant de la recevoir, de mettre de côté mes idées autant que je le pourrai, pour te les envoyer en masse après avoir lu les tiennes.

Adieu, adieu. L’article le plus intéressant et qui est gardé pour le dernier : ta santé, ta santé. Soigne-la et rends-moi bon compte. Tu m’en réponds. Adieu, ne te fatigue point.

Eugène

Tu montrerais tout naturellement à mon oncle le passage qui concerne les lettres, mais prends garde qu’il ne s’empare de la lettre et ne la lise en entier car il est sans façons.

Toujours
Poste restante à Mansle
Charente

A Monsieur
Monsieur J. B Pierret jeune
Rue du Four St Germain n°50
A Paris

 


1 voir tampon de la poste sur la page 4: 10 septembre 1819
2Delacroix se rend avec sa sœur aînée, Henriette de Verninac dans la propriété familiale, la maison des Gardes, près de Mansle en Charente. Delacroix serait parti le 25 août, arrivé le dimanche 29 août. Il écrit à Pierret une semaine plus tard.
3Caroline, servante d’Henriette de Verninac, avec laquelle le peintre eut une liaison. Suite à des difficultés financières, les Verninac, ne pouvant plus vivre à Paris, s’installent dans la propriété familiale de la forêt de Boixe. Caroline est alors confiée à la famille Pierret. Gustave Lassalle-Bordes, l’élève et collaborateur congédié par Delacroix après 1847, prétendait que Caroline était justement celle qui, sous le nom de Jenny, devint la gouvernante de Delacroix (vers 1835) et aurait eu de lui une enfant morte en bas âge. En réalité, il s’agit d’un ragot suscité par la rancune vaniteuse du collaborateur.qui ne supportait pas d’être dans l’ombre du maître. Il est improbable que Delacroix ait renoué une liaison après 15 ans. Par ailleurs, Jenny, d’origine bretonne, se prénommait Jeanne-Marie et non Caroline.
4Henriette de Verninac
5Raymond de Verninac
6Henri-François Riesener. C’est lui qui introduisit Delacroix auprès de Guérin en 1815 et favorisa ainsi son entrée dans son atelier. Delacroix passa de fréquents séjours à Frépillon, près de Montmorency, dans la propriété des Riesener : il était fort lié à son cousin, Léon Riesener.
7Il s’agit d’Achille Piron.

Transcription originale

Page 1

Mon cher ami,
nous sommes arrivés ici dimanche matin, fort fatigués du voyage
le plus malencontreux qui soit possible. Quand nous partîmes le ciel
était gris et noir : j’étais de mauvaise humeur, je m’étais précipité
dans cette voiture, ayant eu apeine le temps d’arranger mes affaires et
d’emballer ce que je voulais prendre ; et puis je voyais [mots barrés]
se mouiller des yeux, de pauvres yeux que je ne verrai probablement plus.
La pauvre fille allait ça et la emballant tout de travers, puis
s’arretant aumilieu de son occuppation la main sous le menton et
sanglotant en silence. Je m’en voulais de la laisser sans avoir pu
faire pour elle ce que j’aurais desiré, et encore plus d’avoir reçu tous
ses sacrifices, d’emporter peut-etre quelques unes de ses affections sans
en être digne ;[mot barré]cependant je la regrettais, non pas mes sens je
t’assure, mais mon cœur en avait pitié j’ai béni le ciel de lui
avoir fait rencontrer dans la bonte de ta famille un secours
bien necessaire dans sa position. Tu me diras comment elle [mot barré]
s’en tire et si elle ne vous est pas trop inutile.
Pour revenir à ce voyage, le temps devint tout à fait mauvais
peu de temps après le commencement de la nuit ; La voiture
avait été mal arrangée dans l’intérieur et les paquets,
placés trop precipitamment nous generent beaucoup : le vent
et la pluie fine qui tombait en abondance se mirent de la
partie et nous furent desagréables à l’excès. Vers quatre heures

Page 2

du matin, à neuf ou dix postes d’Orleans, le postillon nous
dit en changeant les chevaux que le coffre de devant
était detaché et sur le point de partir ; je vis avec une
douloureuse surprise non seulement qu’il ne tenait plus
rien, mais que tout ce qu’il contenait sans exception
jonchait la route depuis peut-être six lieues ; car le
cahos avait successivement fait tout sauter dehors.
Il se trouva que tous nos souliers qui s’y trouvaient furent
perdus : nous en avions fait faire plusieurs paires avant
le départ, de sorte que mon neveu et moi nous
arrivions avec celles que nous avons aux pieds : ma
sœur avait dans ce coffre plusieurs choses plus interessantes
encore que des souliers et qui furent perdues sans retour
quoiqu’au moment où nous nous apperçûmes de la
perte, un postillon ait monté à cheval et couru les
chemins que nous venions de faire, sans rien rapporter.
cet incident et les reparations instantes à faire nous
retinrent plus de trois ou quatre heures. retardés de la
sorte, tout notre voyage se trouva démanché : nous
espérions pourtant qu’en poussant toujours sans nous
arreter à Tours comme nous comptions, nous pourrions
regagner le temps perdu : mais nombre d’autres choses

Page 3

nous arreterent samedi soir Un des ressorts de derriere se
brisa : on nous prit cher pour le raccommoder ; ce qui ne
l’empêcha pas tout au beau milieu de la route de se
rompre de nouveau et de nous laisser sans ressources à deux
ou trois lieues des plus prochaines habitations humaines.
Il nous les fallut faire à pied, malgré l’assistance de trois
gascons qui vinrent à passer sur le chemin, le baton sur le dos
et la gourde au coté, qui s’en allaient pédestrement chercher
fortune à Paris et qui nous offrirent leurs services. enfin,
après la plus mauvaise nuit nous avons dimanche matin
atteint le but désiré et nous avons oublié les fatigues.
Il faut te dire que tout ceci n’est pas une lettre : elle ne
compte pas. je suis très pressé pour t’écrire car on l’attend pour la porter.
C’est pour te charger encore de quelque chose de la part de ma
sœur. [Mon] On aura sans doute trouvé dans les tiroirs du de son [deux mots interlin. sup.] secrétaire de ma soeur, des lettres de mon beau-frère à elle, quelle
y a oubliées. Comme elles auront été portées chez mon oncle
où qu’il les aura peut etre trouvées lui même, aurais-tu la bonté
d’aller les lui demander parce que tu les mettrais sous enveloppe
et me les ferais parvenir franc de port [trois mots interlinéaires sup.] par le moyen de correspondance que
nous avons dans Piron. Dis à mon oncle bien des choses
de ma part et que nous l’embrassons. S’il a reçu des nouvelles
lettres de Mad.Lamey, demande lui-en des nouvelles.
adieu mon bon ami ; je t’embrasse tendrement.
et écris moi vite vite quelquechose et des nouvelles de
Felix et desondepart. dis-lui que je lui souhaite une plus
heureuse route que la notre.

EUGÈNE

Page 4

la complaisance de [mot barré] donner à Caroline quelques
details sur notre route et de lui dire bien des choses de
ma part : bien entendu sans lui laisser entrevoir la lettre ;
Tu verras par son discours si elle s’attendait à recevoir
de moi [quelq] une lettre. Si elle te paraît surprise que je
ne lui ai pas ecrit, marque le moi ; je lui écrirai pour
lui faire plaisir : autrement, je ne le ferai pas ; par mille
raisons embarrassantes, que tu peux concevoir : Car je ne
saurais sur quel pied lui parler par écriture. Je la plains
bien cette pauvre fille car elle aussi faible qu’elle a bon
cœur et son éducation ne l’a guère rendu propre à se
rendre heureusedans la situation où elle se trouve.
on frappe à ma porte on me demande mon paquet
quoique ce ne soit pas une lettre, l’intention y etait : serais
tu assez bon pour m’en repondre une bonne et serrée. je
compte dessus d’abord : cela ne m’empechera pas meme avant
de la recevoir, de mettre de côté mes idées autant que je [mot interlin sup.] le
pourrai, pour te les envoyer en masse après après avoir lu les
tiennes.
adieu, adieu. L’article le plus interessant et
qui est gardé pour le dernier : ta santé, ta santé, soignes la
et rends moi bon compte : tu m’en reponds adieu ne te
fatigue point.

EUGENE. toujours

tu montrerais tout naturellement à mon Poste restante à Mansle
oncle le passage qui concerne les lettres : mais Charente
prends garde qu’il ne s’empare de la lettre et ne la lise en entier : car il est sans façons

Page 5

Lundi 6

Addition très intéressante à lire.
La lettre que viens de t’ecrire ne compte pas comme
je l’ai dit : j’y aurais mis plus de temps et d’aise,
mais c’est pour la commission de ma sœur que je
me suis pressé det’ecrire. Elle ne se soucie point de voir
ses lettres entre les mains de l’oncle qui tout doucement
et comme une chose toute naturelle pourrait fort bien
pour droit d’Hebergement, en prendra lecture. Tu aurais
donc la bonté de les lui redemander de la sorte et sous
le pretexte de les renvoyer à ma sœur par le moyen d’un
jeune homme, de nous connu à la poste. S’il ne les
a point encore [interlin. sup.], tu te donnerais lapeine de les prendre toi même
dans l’un des tiroirs du secrétaire où elles ont été
laissées, quitte à lui demander son assistance dans le
cas où cette bégueule de portiere te ferait quelque difficulté.
après t’en être emparé tu aurais la bonté de les cacheter
et conserver par devers toi, jusqu’à nouvel avis.
Tu entends bien tout ceci. J’ai pensé que tu voudrais
bien t en charger après tous les ennuis que je t’ai deja
donnés : car tu es intarissable. Tu auras egalement

Page 6

A Monsieur
Monsieur J. B Pierret jeune
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