Lettre à Jean-Baptiste Pierret, le 18 septembre 1818

  • Cote de la lettre ED-ML-1818-SEPT-18-A
  • Auteur Eugène DELACROIX
  • Destinataire Jean-Baptiste PIERRET
  • Date 18 Septembre 1818
  • Lieux de conservation Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques
  • Éditions précédentes Joubin, Correspondance générale, 1936-38
    , t. I, p. 17-21; Moreau-Nélaton, 1916, t.I, p.30; Chillaz, 1997, Aut. 517, p. 102.
  • Historique Legs Etienne Moreau-Nélaton, 1927
  • Enveloppe Non
  • Nombre de pages écrites 3
  • Présence d’un croquis Non
  • Format in - 4°
  • Dimension en cm 40,4x25,1
  • Cachet de cire Non
  • Nature du document Lettre Autographe Signée
  • Cote musée bibliothèque AR18L4
  • Cachet de la poste [1er cachet] 28 septembre // 1818 ; [2ème cachet] Angoulême
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Transcription modernisée

A la maison des gardes de la forêt de la Boixe 1

le 18 septembre 1818

Il n’y a rien de plus facile, mon cher ami, que de promettre d’écrire et rien de plus difficile que d’écrire. Depuis près de quinze jours que je suis arrivé, je mène ici une vie de paresseux et cependant, je n’ai pu encore trouver le moment de t’envoyer de mes nouvelles et de te demander des tiennes. Il me semble que je suis ici dans un pays inconnu du reste de la terre, où il n’y a ni almanachs ni pendules, et où j’oublie moi-même que j’existe. Tu peux te figurer la vie que je mène, d’abord par mon logis et par sa situation. Je suis placé à peu près au centre d’une forêt de 4 500 journaux2 d’étendue, à l’endroit où se croisent deux allées d’une trentaine de pied de large dont une a de longueur et en ligne droite deux grandes lieues des environs de Paris. C’est dans ce lieu, que l’on appelle dans le pays La Croisée, qu’apparaît, quand on a le nez dessus, une maison blanche à contrevents verts dont le premier étage manque, ce qui par conséquent la réduit à un seul rez-de-chaussée. Au-dehors, elle n’a point l’apparence de certaines maisons du pays ; mais au-dedans, elle est aussi commodément et même aussi élégamment distribuée qu’une maison de Paris, ce qu’elle n’a pas de commun non plus avec les habitations des gens riches de la contrée. Ce sont partout de grands et véritables poulaillers, avec du papier de cabaret sur les murs du salon et point sur les autres murs, de grandes poutres déjetées dans les plafonds et des planchers enfoncés sous les pieds : ce qui rend notre maison un objet de jalousie pour tous les voisins, j’entends pour ces voisins de deux ou trois lieux de distance. Je me lève de fort bonne heure, quelquefois avec le soleil. Je sors quelquefois seul, quelquefois accompagné : mais toujours avec un chien et un bon fusil qui ne me quitte presque point. Je marche pendant trois ou quatre heures sans m’arrêter, brûlant de la poudre et me déchirant à poursuivre du gibier dans des fourrés et dans de verdoyantes clairières. Je me plais beaucoup à chasser. Quand j’entends le chien aboyer, mon cœur palpite avec force et je cours après mes timides proies, avec une ardeur de guerrier qui franchit des palissades et s’élance au carnage. Je ne suis pas mécontent de mes essais et ne me serais pas cru capable de brillantes prouesses à la chasse. J’ai déjà tué au vol deux beaux perdreaux rouges sans compter la menue volatile, et tu dois savoir qu’il est fort difficile de tirer au vol surtout pour un apprenti. Les gardes admirent ce qu’ils appellent mes beaux coups et me pronostiquent de l’habileté. Si tu n’as pas encore tué de perdreaux, je t’avertis que c’est une des jouissances de la vie qu’il te reste à éprouver. Rien même qu’en voyant tomber un oisillon, on se sent ému et triomphant comme celui qui découvre dans l’instant que sa maîtresse l’aime. Au moment où je t’écris ceci, je ne peux m’empêcher d’éprouver un contrecoup qui me ramène à d’autres idées qui me reviennent souvent dans le cœur. Il me ramène aussi à te parler un peu, non pas de tout ce que je fais ici, qui est peu fait pour t’intéresser, mais de toi, mais de notre amitié à tous deux, mais des sentiments de l’un et de l’autre, étrangers à notre amitié, mais que la confiance mutuelle a rendus communs à tous deux. Quelque plaisir que l’on trouve dans une vie nouvelle et agissante, elle ne peut éteindre la mémoire des doux nœuds que l’âme a formés dans d’autres lieux, dans d’autres temps. On ne conserve dans la vie que la mémoire des sentiments touchants ; tout le reste est moins même que ce qui est passé, parce que rien ne lui prête plus de couleur dans l’imagination. Avec quel bonheur je me rappelle nos douces conversations, nos chers épanchements ! Avec quel plaisir je t’embrasserai à mon retour, toi mon bon ami qui as écouté toutes mes folies ! Que tu vas trouver froid à ton tour le commencement de cette lettre. Au milieu de mes occupations dissipantes, quand je me rappelle quelques beaux vers, quand je me rappelle quelque sublime peinture, mon esprit s’indigne et foule aux pieds la vaine pâture du commun des hommes. De même quand je pense à mes affections, mon âme embrasse avec ardeur la trace fugitive de si chères idées. Oui, j’en suis sûr, la grande amitié est comme le grand génie, le souvenir d’une grande et forte amitié est comme celui des grands ouvrages du génie. Quand un poète sent brûler sa verve, il doit aimer son ami avec la chaleur qui féconde ses vers. Quelle vie ce doit être que celle de deux grands poètes qui s’aimeraient comme nous nous aimons. Ce serait trop grand pour l’humanité.
Te souviens-tu de certaine conversation que nous eûmes quelques jours avant mon départ ? Je t’ai dit que c’était à chaque ami à sentir la part d’affection qu’il a droit d’attendre dans les affections de son ami. Je te le répète encore et je désire vivement que tu sentes juste.

Je t’ai promis de t’écrire le premier. Comme Félix 3 me l’a demandé aussi, vos deux lettres partiront en même temps, c’est ce qui m’a empêché de vous les faire parvenir par Piron, parce qu’alors il aurait fallu [lui écrire] le premier aussi. J’attends de vous deux la plus longue lettre possible, surtout moins de retard que je n’en ai mis moi-même. Viennent donc tôt les soirées d’hiver qui chassent les soucis au coin d’un bon feu, et cette soirée de la Saint-Sylvestre où nous renouons chaque année un pacte fraternel 4 . Adieu, mon cher ami, je te quitte pour le dîner. C’est bien mal à moi sans doute, mais comme on ne peut pas vivre sans dîner et qu’on ne peut pas s’aimer sans vivre, je vais dîner
Adieu, adieu, adieu.
Ces trois mots-là me furent chers dans un temps. Malheureux temps ! Heureux temps !... Adieu.

ton ami pour la vie

Eugène Delacroix


Poste restante à Manle
Dpt. de la Charente.

Adresse p.4
à Monsieur
Monsieur J.-B. Pierret fils
rue du four-Saint-Germain n°50.
au coin de la rue de l’égoût.
à Paris

 


1 Victoire Delacroix, mère du peintre, avait acquis en 1805 un domaine de 1 300 ha environ près de Mansle en Charente. Grevé d’hypothèques, il provoquera la ruine de la famille. Sans ressource à la suite de la mort de son mari Raymond de Verninac, Henriette de Verninac, sœur aînée de Delacroix, sera contrainte de le vendre dans les pires conditions en 1823.
2 Le journal, mesure agraire correspondant à l’étendue qu’une personne pouvait travailler en une journée avec ses bras, dans les vignes ou les prés.
3 Delacroix réalisa en 1835 le portrait de Félix Guillemardet (collection particulière).
4 Delacroix et ses amis Jean-Baptiste Pierret, Félix et Louis Guillemardet avaient institué l’usage de passer chaque réveillon de la Saint-Sylvestre chez l’un d’entre eux, à tour de rôle. Delacroix a consigné ses soirées amicales, de 1817 à 1843, dans un album intitulé Album de la saint-Sylvestre (musée du Louvre, RF 9140).

Transcription originale

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à la maison des gardes de la forêt de la Boixe
le 18 septembre 1818

Il n’y a rien de plus facile, mon cher ami, que de promettre d’ecrire,
et rien de plus difficile que d’écrire [trois mots interlinéaires sup.]. Depuis près de quinze jours que je suis arrivé, je mène
ici une vie de paresseux et cependant je n’ai pu encore trouver le moment
de t’envoyer de mes nouvelles et de te demander des tiennes. Il me semble que
je suis ici dans un pays inconnu du reste de la terre, où il n’y a ni almanacs
ni pendules et où j’oublie moi-même que j’existe. tu peux te figurer la vie
que je mene, d’abord par mon logis et par sa situation. Je suis placé à peu
rès au centre d’une forêt de 4 500 journaux d’étendue, à l’endroit où se
croisent deux allées d’une trentaine de pied de large dont une a de
longueur et en ligne droite deux grandes lieues des environs de Paris.
C’est dans ce lieu que l’on appelle dans le pays La Croisée, qu’apparait quand
on a le nez dessus une maison blanche à contrevents verts dont le premier
étage manque, ce qui par conséquent la réduit à un seul [mot interlinéaire sup.] rez-de-chaussée.
au-dehors elle n’a point l’apparence de certaines maisons du pays ; mais
au dedans elle est aussi commodément et même aussi elegamment distri
buée qu’une maison de Paris ; ce qu’elle n’a pas de commun non plus
avec les habitations des gens riches de la contrée. Ce sont partout de
grands et véritables poulaillers avec du papier de cabaret sur les murs du
salon et point sur les autres murs, de grandes poutres déjetées dans les plafonds
et des planchers enfoncés sous les pieds ; ce qui rend notre maison un objet
de jalousie pour tous les voisins, j’entends pour ces voisins de deux ou trois
lieux de distance. Je me leve de fort bonne heure ; quelques fois avec le soleil.
Je sors [deux mots interlinéaires sup., dans la marge à gauche] quelques fois seul, quelques fois accompagné : mais toujours avec un chien et
un bon fusil qui ne me quitte presque point. Je marche pendant trois ou
quatre heures sans m’arreter, brulant de la poudre et me déchirant à pour-suivre
du gibier dans des fourrés et dans de verdoyantes clairieres. Je me plais
beaucoup à chasser. Quand j’entends le chien aboyer, mon cœur palpite avec
force et je cours après mes timides proies, avec une ardeur de guerrier qui

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franchit des palissades et s’élance au carnage. Je ne suis pas
mécontent de mes essais et je ne me serais pas cru capable de brillantesprouesses à la chasse. J’ai deja tué au vol deux beaux perdreaux
rouges, sans compter la menue volatile ; et tu dois savoir qu’il est
fort difficile de tirer au vol surtout pour un apprenti. Les gardes
admirent ce qu’ils appellent mes beaux coups et me pronostiquentde l’habileté. Si tu n’as pas encore tué de perdreaux, je t’avertis que
c’est encore une des [mot interlinéaire sup.] jouissances de la vie qu’il te reste à éprouver. Rien même
qu’en voyant tomber un oisillon, on se sent ému et triomphant
comme celui qui découvre dans l’instant que sa maîtresse l’aime.
Au moment où je t’écris ceci, je ne peux m’empêcher d’éprouver un
contrecoup qui me ramène à d’autres idées qui me reviennent
souvent dans le cœur. Il me ramène aussi à te parler un peu, non
pas de tout ce que je fais ici, qui est peu fait pour t’intéresser : mais
de toi, mais de notre amitié à tous deux, mais des sentiments de l’un
et de l’autre, étrangers à notre amitié, mais que la confiance mutuelle
a rendus communs à tous deux. Quelque plaisir que l’on trouve dans
une vie nouvelle et agissante, elle ne peut éteindre la mémoire des
doux nœuds que l’âme a formé [sic] dans d’autres lieux, dans d’autres temps.
On ne conserve dans la vie que la mémoire des sentiments touchants ;
tout le reste est moins même que ce qui est passé, parce que rien ne
lui prête plus de couleur dans l’imagination. Avec quel bonheur je me
rappelle nos douces conversations, nos chers épanchements :
avec quel plaisir je t’embrasserai à mon retour, toi mon bon ami qui as écouté
toutes mes folies. Que tu vas trouver froid à ton tour le commencement
de cette lettre. Au milieu de mes occupations dissipantes, quand

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je me rappelle quelques beaux vers, quand je me rappelle quelque sublime
peinture, mon esprit s’indigne et foule aux pieds la vaine pâture du commun
des hommes. De même quand je pense à mes affections, mon âme embrasse
avec ardeur la trace fugitive de si chères idées. Oui, j’en suis sûr, la grande
amitié est comme le grand génie, le souvenir d’une grande et forte amitié
est comme celui des grands ouvrages du génie. Quand un poète sent
brûler sa verve, il doit aimer son ami avec la chaleur qui féconde
ses vers. Quelle vie ce doit être que celle de deux grands [grands interlinéaire sup.] poètes qui s’aimeraient
comme nous nous aimons. Ce serait trop grand pour l’humanité.
          Te souviens-tu de certaine conversation que nous eûmes quelques jours
avant mon départ ? Je t’ai dit que c’était à chaque ami à [mot barré] sentir [mot interlinéaire sup.] la part d’affection [deux mots inter linéaires sup.] qu’il a droit d’attendre dans les affections de son ami. Je te le répète
encore et je désire vivement que tu sentes juste.
           Je t’ai promis de t’écrire le premier : comme Félix me l’a demandé aussi :
vos deux lettres partiront en même temps : c’est ce qui m’a empêché
de vous les faire parvenir par Piron, parce qu’alors il aurait fallu [un trou]
le premier aussi. J’attends de vous deux la plus longue lettre possible,
surtout moins de retard que je n’en ai mis moi-même. Viennent donc
tôt les soirées d’hyver [sic] qui chassent les soucis au coin d’un bon feu, et cette
soirée de la Saint-Sylvestre où nous renouons chaque année un pacte
fraternel. Adieu, mon cher ami : je te quitte pour le dîner : c’est bien
mal à moi sans doute, mais comme on ne peut pas vivre sans dîner
et qu’on ne peut pas s’aimer sans vivre, je vais dîner.
            Adieu, adieu, adieu.
Ces trois mots-là me furent chers dans un temps : malheureux temps !
heureux temps !... Adieu.

                                           ton ami pour la vie
                                                               Eugène Delacroix

Poste restante à Manle
Dpt. de la Charente.

Page 4

à Monsieur
Monsieur J.-B. Pierret fils
rue du four-Saint-Germain n°50.
au coin de la rue de l’égoût.
à Paris

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