Lettre à Jean-Baptiste Pierret, [Hiver 1817-1818]

  • Cote de la lettre ED-ML-1817-XXX-XX-A
  • Auteur Eugène DELACROIX
  • Destinataire Jean-Baptiste PIERRET
  • Lieux de conservation Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques
  • Éditions précédentes Joubin, Correspondance générale, 1936-38
    , t. I, p. 13-14 ; Chillaz, 1997, Aut. 514, p. 102.
  • Historique Legs Etienne Moreau-Nélaton, 1927
  • Enveloppe Non
  • Nombre de pages écrites 3
  • Présence d’un croquis Non
  • Format in - 8°
  • Dimension en cm 25,2x20,1
  • Cachet de cire Non
  • Nature du document Lettre Autographe Signée
  • Cote musée bibliothèque AR18L1
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Transcription modernisée

A Monsieur,
Monsieur J-B Pierret jeune,
rue de Grenelle, n°68,
en face La Fontaine
à Paris




Mardi soir [hiver 1817-1818].1

Oh, mon cher ami, je veux absolument te parler ce soir, parce que je suis plein ; et si plein que tout est en confusion en moi et que je ne sais que dire ni par où commencer ! Ce soir, j’ai fait à coups de dictionnaire une pauvre lettre2 qui dira ce qu’elle voudra. Je ne la comprends pas plus qu’il ne faut et Dieu sait si elle sera comprise d’autrui : mon âme était en suspens et tiraillée d’un côté par l’oreille, de l’autre par l’envie de dire des choses qui aient le sens commun. A neuf heures, je fus averti et en quatre sauts je fus en haut. J’y trouve qui tu sais, fidèle à sa douce coutume. J’avais aujourd’hui le sang plus fouetté qu’à l’ordinaire et je la trouvais dix fois plus aimable. Un instant après, mon argus3 en tablier gras s’avise de sortir pour aller chercher quelque godiveau ou quelque chair de saucisse pour la daube qu’elle est en train de farcir : grande affaire pour elle. Bonne affaire pour nous. Pan ! Je mets le verrou et nous voilà seuls, le soir, sur une chaise, genoux contre genoux et bientôt genoux entre genoux. O Dieu ! Jamais je ne sentis mon cœur bondir avec cette force ! Yorick4 pencha sa tête sur le sein d’Elisa. Yorick saisit Elisa par sa taille légère et l’attira à son tour près de ses lèvres. Dieu ! Pourquoi ne t’ai-je pas écrit après ce moment ? Où est ma chaleur, où est mon indignation ? Mais un moment ! arrête ! Que te figures-tu ? Peut-être t’ai-je donné à entendre que j’avais conquis le but. Hélas, au milieu de ma tension physique et morale, au moment où les désirs effrontés lèvent la tête et donnent à l’âme le courage d’un demi dieu, on frappe… Au diable le frappeur et j’embrasse sur l’autre joue ! On cumule… je m’arrête, nous écoutons et deux haleines précipitées et suspendues écoutent le silence, comme a dit le poète, et je n’entends que les pulsations de mon cœur. Ami de la vertu ! C’était ma sœur… Loquet, tu fus tiré et la beauté déconcertée se voila de rougeur. Froidement irritée, ma sœur fit son entrée d’un air boudeur à faire fuir les petits garçons dans les rues ; elle n’en voulait qu’à sa daube et cherchait sa cuisinière. Elle était fâchée, il y avait peut-être de quoi pour elle. Au fait, c’est un sot métier de venir se casser le nez contre une porte où l’on fait l’amour. Mais que diable ! Il faut que l’amour se fasse et tant pis pour les rabat-joie ! Enfin que te dire, j’étais furieux et j’aurais écrasé la maison si j’avais eu à ma disposition un tonnerre. Heureusement, le fleuve est rentré dans son lit et je vais me mettre dans le mien un peu plus calme qu’il y a une heure. Je vais, la tête pleine de mon entrevue, copier chaudement et proprement ma lettre barbare et tiraillée. Enfin adieu, bonsoir, aime bien ta Fanchette et ton ami. A vendredi, c’est bien fini, et pour la vie, ainsi soit Y.

Yorick




1 L’aventure amoureuse de Delacroix avec Elisabeth Salter, et donc les lettres qu’il lui a écrites, datent de l’hiver 1817-1818 ( Lee Johnson, Further Correspondence, p. 1-7).
2 Il s’agit d’une lettre en anglais adressée à Elisabeth Salter dont Delacroix a fait le portrait peint (Comte Doria, Paris). Il existe aussi deux petites études pour ce portrait (Louvre, département des Arts graphiques, RF 9141, f°17v). Elle est l’héroïne de l’aventure racontée dans cette lettre. Elle était logée temporairement par Henriette de Verninac chez qui le peintre habitait depuis 1806, au 114 rue de l’Université.
3 Sa sœur Henriette de Verninac.
4 Delacroix signe cette lettre du pseudonyme de Yorick. Il l’adresse à Elisa, faisant sans doute allusion à l’ouvrage bien connu alors de l’écrivain romantique anglais Laurence Sterne (1713 – 1768), traduit en français en 1792 : Lettres d’Yorick à Elisa. Souvent édité conjointement avec le Voyage sentimental du même auteur. Il ne s’agit donc pas du personnage de la pièce d’Hamlet, comme on l’a souvent pensé.

Transcription originale

Page 1

Mardi soir. 

Oh ! mon cher ami ; je veux absolument te
parler ce soir, parce que je suis plein ; et si plein
que tout est en confusion en moi et que je
ne sçais que dire ni par où commencer. Ce
soir j’ai fait à coups de dictionnaire une
pauvre lettre qui dira ce qu’elle voudra. Je
ne la comprends pas plus qu’il ne faut et dieu
sçait si elle sera comprise d’autrui ; mon ame
etait en suspens et tiraillée d’un coté par
l’oreille, de l’autre par l’envie de dire des choses
qui aient le sens commun. A neuf heures je
fus averti et en quatre sauts je fus en haut.
J’y trouve qui tu sçais, fidèle à sa douce coutume.
J’avais aujourd’hui le sang plus fouetté qu’à
l’ordinnaire et je la trouvais dix fois plus
aimable. Un instant après mon argus en
tablier gras s’avise de sortir pour aller chercher
quelque godiveau ou quelque chair de saucisse
pour la daube qu’elle est en train de farcir :

Page 2

grande affaire pour elle. Bonne affaire
pour nous. Pan ! Je mets le verroux et nous
voila seuls, le soir, sur une chaise, genoux
contre genoux et bientôt genoux entre genoux.
O Dieu : jamais je ne sentis mon cœur bondir
avec cette force. Yorick pencha sa tête sur le
sein d’Elisa. Yorick saisit Elisa par sa taille
legère et l’attira à son tour près de ses levres.
Dieu pourquoi ne t’ai-je pas écrit après ce
moment : où est ma chaleur, où est mon
indignation ... mais un moment ! arrete,
que te figures-tu ! Peut etre t’ai-je donné
à entendre que j’avais conquis le but. Helas,
au milieu de ma tension physique et morale,
au moment où les desirs effrontes levent la
tete et donnent à l’ame le courage d’un
demi Dieu, on frappe… au diable le frappeur
et j’embrasse sur l’autre joue : on cumule je
m’arrête, nous écoutons et deux haleines
precipitées et suspendues ecoutent le silence

Page 3

comme a dit le poête, et [mots barrés]
je n’entends que les pulsations de mon cœur.
Ami de la vertu ! C’etait ma sœur… Loquet
tu fus tiré et la beauté déconcertée se voila
de rougeur. froidement irritée ma sœur entra
fit son entrée d’un air boudeur à faire fuir les
petits garçons dans les rues ; elle n’en voulait qu’à
sa daube et cherchait sa cuisinière. Elle etait
fâchée ; il y avait peut etre de quoi pour elle. au fait,
c’est un sot metier de venir se [mot barré] casser le
nez contre une porte où on fait l’amour : mais
que diable, il faut que l’amour se fasse et tant pis
pour les rabatsjoies. Enfin que te dire j’etais
furieux et j’aurais ecrasé la maison si j’avais
eu à ma disposition un tonnerre. heureusement,
Le fleuve est rentré dans son lit et je vais me
mettre dans le mien un peu plus calme qu’il y a
une heure. Je vais, la tete pleine de mon entrevue,
copier chaudement et proprement ma lettre barbare
et tiraillée : Enfin adieu, bonsoir, aime bien
ta fanchette et ton ami à vendredi, c’est bien
fini, et pour la vie, ainsi soit Y.

Yorick

Page 4

    à Monsieur,
Monsieur J.-B. Pierret jeune
Rue de Grenelle n°68 en face
La Fontaine.
                         à Paris

                                                                                        

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