Lettre à Henriette de Verninac, 25 février 1820

  • Cote de la lettre ED-IN-1820-FEV-25-A
  • Auteur Eugène DELACROIX
  • Destinataire Henriette de VERNINAC
  • Date 25 Février 1820
  • Lieux de conservation Paris, bibliothèque de l'INHA, collections Jacques Doucet
  • Éditions précédentes Joubin, Correspondance générale, 1936-38
    , t. V, p. 29-32.
  • Enveloppe Non
  • Nombre de pages écrites 4
  • Présence d’un croquis Non
  • Dimension en cm 23,2x37
  • Cachet de cire Oui
  • Nature du document Lettre Autographe Signée
  • Cote musée bibliothèque Ms. 241 pièce 9
Agrandir la page 1
Agrandir la page 2
Agrandir la page 3
Agrandir la page 4

Transcription modernisée

À Madame Verninac
Poste restante à Mansle
Charente.

Le 25 février 1820

 

Je crois que tu me boudes, ma chère sœur. J’ai vu dans une de tes lettres à Mme Lamey que tu étais très fâchée contre moi à cause de ma paresse. Le fait est que c’est bien indigne de ma part. Je conçois le plaisir que doivent te causer des nouvelles de Paris et ma maudite manie de ne jamais faire à l’instant ce que je devrais me fait retarder à chaque instant. Il n’y a rien de neuf ici. J’ai reçu la dernière lettre de change de 140 francs que mon beau-frère m’a envoyée. Tu as bien raison de dire que j’ai tort de ne pas t’avoir accusé réception de l’autre argent envoyé précédemment. C’est que je pensais qu’il suffisait, après tes lettres où tu me l’annonçais, de ne pas le réclamer auprès de toi pour te faire penser que je l’avais reçu. Je ne sais si je t’ai dit dans ma dernière que je t’ai écrite avec Mme Lamey1, que j’avais retiré de chez M. Boilleau l’acte demandé pour M. Dommanget2 et que je le lui avais envoyé3. Le colleur et marchand de papier est venu dernièrement. Il lui restait dû 50 francs, je lui en ai donné 25 sur l’argent que j’ai encore à mon beau-frère4. Le menuisier est venu aussi : je lui ai dit que je t’écrivais.

J’espère que MM. les collecteurs d’impositions se seront lassés après nombre de visites sans m’avoir pu rencontrer ; ils ont pris le parti d’aller chez M. Pascot qui leur a protesté que toutes les démarches étaient bien inutiles. Ils se sont donc retirés, et se sont consolés en pensant qu’il leur restait peut-être un recours sur le locataire qui nous a précédés. Je serais enchanté que le torrent prît ce cours. Tu ne m’as pas répondu je crois sur la déclaration à faire de cet appartement5.

On vient enfin de m’apprendre que ton livre pourrait te parvenir par la poste6. J’espère que le toupet pourra y être joint ; on n’a pu encore m’en assurer. Le toupet coûtera définitivement 24 francs. On me l’avait fait plus cher ; mais comme je m’étais fait recommander au coiffeur, je l’ai obtenu à ce prix. Je me flatte que tout cela partira vers la fin de cette semaine, de sorte que la semaine prochaine tu pourras te dédommager un peu avec la botanique de ta solitude profonde. Car j’imagine que mon beau-frère est toujours à Poitiers. Il m’a écrit dernièrement de cette ville pour me demander de faire, dans les papiers de ses cartons verts, la recherche d’une lettre nécessaire à M. Verninac de Souillac7 ; j’ignorais absolument où étaient ces cartons. J’ai d’abord dérangé tout le salon, où beaucoup de meubles sont arrangés, croyant les trouver dans quelque coin. J’ai retourné toutes les armoires et j’ai examiné jusqu’au grenier. Je n’avais rien trouvé. Enfin il s’est trouvé une clef, la seule que je n’eusse pas essayée : celle de la petite porte qui va de la garde-robe du second à celle du premier, et j’ai eu la satisfaction de trouver ces cartons. Je me suis mis aussitôt à commencer ma recherche avec le plus grand soin, j’en saurai le résultat demain ou après-demain au plus tard.

Je suis un grand étourdi. Tu demandais dans ta dernière lettre des détails concernant l’argent que j’avais donné pour les effets engagés8. Comme je t’écris chez M. Guérin, il se trouve que j’ai oublié à la maison mes reconnaissances et mes bordereaux qui auraient pu m’aider à t’éclaircir cette affaire. Je compte dans ma première lettre te donner de plus amples détails.

Je ne sais si mon neveu qui est toujours gros, grand et bien portant t’aura conté la manière dont nous avons passé les jours gras. La terrine bien entendu a été l’objet de notre culte et de nos complaisances le dimanche gras et jours suivants. Il n’en a pas été de même de la dinde. Le lundi gras nous arrivons chez la cousine en nous réjouissant d’avance de cet excellent morceau. À peine arrivé, elle me tire à part pour me dire qu’elle avait pensé que cette dinde était trop belle [pour] être mangée… par nous et qu’elle avait envie de s’en faire hon[neur]. Elle me demanda ce que j’en pensais et prenant la précaution oratoire de m’avertir que je serais invité le jour qu’on la mangerait : je fus au dernier point vexé de cette singulière proposition. Je lui trouvais quelque chose de dérisoire pour mon neveu quoiqu’assurément la cousine ne l’ai nullement fait à cette intention ; mais tu sais qu’avec tout son esprit réel ou prétendu elle n’a pas toujours le talent de s’apercevoir des sottises qu’elle fait, ni de l’effet qu’elles produisent sur les autres. Ce qui fit que je lui conseillai de faire ce quelle jugerait convenable. J’ai trouvé ce trait digne d’Harpagon9 : il pourrait être gravé en lettres d’or. Mon neveu n’a pas assisté à ce dîner si honorable. Lors donc que tu désireras qu’il mange de la dinde, prends le parti de nous l’envoyer, même par le moyen de la cousine ; mais alors en disant que c’est pour le proviseur : je trouverai le moyen de le faire très bien rôtir et de lui en faire manger, tout honorable qu’elle puisse être.

Adieu ma chère sœur. Je suis bien triste d’être seul, de dîner seul. Je ne dîne presque jamais chez l’oncle, quelques fois Mme Guillemardet, quelques fois chez Pierret voilà tout. Porte-toi bien : respire bien ton bon air. Je te parlerai un peu au long de Charles dans une autre lettre, et ces petits nuages qui lui ont passé par la tête et dont il t’a entretenu. Je l’ai déjà entrepris la dessus. Ce n’est et ce ne sera rien.

Je t’embrasse de tout mon cœur.

E. Delacroix


1 Très probablement la lettre à Henriette du 12 février 1820.
2 Non identifié.
3 Il est ici question de l’acte de décès de la mère de Delacroix, pièce nécessaire au règlement de la succession.
4 Dans le carnet de comptes qu’il tient alors, Delacroix mentionne également ce règlement, à la date du 17 février. Le tout est soldé le 20 mai (Journal, éd. Hannoosh, t. II, p. 1434 et 1436).
5 Il est ici question du logement du 114, rue de l’Université à Paris.
6 Delacroix paiera ce livre de botanique 44 francs (voir la lettre à Henriette du 1er mars 1820). En avril, l’artiste fait également mention de cette somme dans son carnet de comptes, et indique qu’il lui reste alors 3 francs de courrier à payer (Journal, éd. Hannoosh, t. II, p. 1435).
7 Probablement François de Verninac Saint Maur (1753-1839), président de la ville et du canton de Souillac, frère de Raymond de Verninac.
8 Il est ici question de prêts sur gage au Mont-de-Piété, également évoqués dans la lettre à Henriette du 13 janvier 1820.
9 Personnage principal de L’Avare ou l’École du mensonge (1668), Harpagon est devenu, au-delà de la pièce de Molière (1622-1673), la figure même de l’avare, à la fois ladre et usurier.

Transcription originale

Page 1

À Madame

Madame Verninac

Poste restante à Mansle

Charente.

Page 2

Le 25 fevrier 1820

 

Je crois que tu me boudes, ma chère sœur. J’ai vu dans une de tes
lettres à Mde Lamey que tu etais très fachée contre moi à cause de ma paresse.
Le fait est que c’est bien indigne de ma part. Je conçois le plaisir que doivent te
causer des nouvelles de Paris et ma maudite manie de ne jamais faire à
l’instant ce que je devrais me fait retarder à chaque instant. Il n’y a rien
de neuf ici. J’ai reçu la derniere lettre de change de 140fr que mon beau
frere m’a envoyée. tu as bien raison de dire que j’ai tort de ne pas t’avoir
accusé reception de l’autre argent envoyé prècédemment. C’est que je
pensais qu’il suffisait, après tes lettres où tu me l’annoncais, de ne pas le
reclamer auprès toi pour te faire penser que je l’avais reçu. Je ne scais si
je t’ai dit dans ma derniere que je t’ai ecrite avec Mde Lamey, que j’avais
retiré de chez Mr Boilleau l’acte demandé pour Mr Dommanget et que je le
lui avais envoyé. Le colleur et Md [deux mots interlinéaires] de papier est venu dernierement. il lui restait
du 50 fr je lui en ai donné 25 sur l’argent que j’ai encore à mon
beau frere. Le menuisier est venu aussi : je lui ai dit que je t’ecrivais.

J’espere que M.M. les collecteurs d’impositions se seront lassés
après nombre de visites sans m’avoir pu rencontrer, ils ont pris le
parti d’aller chez Mr. Pascot qui leur a protesté que toutes les demarches
etaient bien inutiles. ils ont se sont [deux mots interlinéaires] donc [un mot barré] retirés, et se sont
consoles en pensant qu’il leur restait peut-etre un recours sur le
locataire qui nous à precedés. Je serais enchanté que le torrent prît
ce cours. Tu ne m’as pas repondu je crois sur la declaration à faire de cet
appartement.

On vient enfin de m’apprendre que ton livre pourrait te parvenir

Page 3

par la poste. J’espere que le toupet pourra y etre joint ; on n’a pu
encore m’en assurer. Le toupet coutera definitivement 24 fr.
on me l’avait fait plus cher : mais comme je m’etais fait
recommander au coiffeur, je l’ai obtenu à ce prix. Je me flatte
que tout cela partira vers la fin de cette semaine, de sorte que la
semaine prochaine tu pourras te dedommager un peu avec la
botanique de ta solitude profonde. Car j’imagine que mon
beau frere est toujours à Poitiers. Il m’avait écrit dernierement
de cette ville pour me demander de faire une recherche dans
les papiers de ses cartons verts, la recherche d’une lettre necessaire
à Mr. Verninac de Souillac ; j j’ignorais absolument où étaient
ces cartons. j’ai d’abord derangé tout le Salon, ou beaucoup de
meubles sont arrangés croyant les trouver dans quelque coin. j’ai
retourné toutes les armoires et j’ai examiné jusqu’au grenier. je
n’avais rien trouvé. Enfin il s’est trouvé une clef, la seule que
je n’eusse pas essayée ; celle de la petite porte qui va de la garderobe
du second à celle du premier, et j’ai eu la satisfaction de trouver
ces cartons. je me suis mis aussitôt à commencer ma recherche
avec le plus grand soin, j’en saurai le resultat demain ou apres demain
au plus tard.

Je suis un grand etourdi tu [un mot barré] demandais dans ta
derniere lettre des details concernant l’argent que j’avais donné
pour les effets engagés. Comme je [un mot barré] t’écris chez Mr. Guerin, il se

Page 4

trouve que j’ai oublié à la maison mes reconnaissances et mes
bordereaux qui auraient pu m’aider à t’éclaircir cette affaire. je
compte dans ma premiere lettre te donner de plus amples details.

Je ne scais si mon neveu qui est toujours gros, grand et bien portant
t’aura compté la manière dont nous avons passé les jours gras. La
terrine bien entendu a été l’objet de notre culte et de nos complaisances
le dimanche gras et jours suivants. Il n’en a pas été de même de la
dinde. Le lundi gras nous arrivons chez la cousine en nous rejouissant
d’avance de cet excellent morceau. à peine arrivé, elle me tire à part
pour me dire qu’elle avait pensé que cette dinde était trop belle [pour]
etre mangée…. par nous et qu’elle avait envie de s’en faire hon[neur.]
Elle me demanda ce que j’en pensais et prenant la precaution oratoire de
m’avertir que je serais invité le jour qu’on la mangerait : je fus au dernier point
vexé de cette singuliere proposition. Je lui trouvais quelque chose de derisoire
pour mon neveu quoiqu’assurement la cousine ne l’ai nullement fait à cette
intention : mais tu scais qu’avec tout son esprit reel ou prétendu elle n’a pas toujours [un mot interlinéaire] le
talent de s’apercevoir des sottises qu’elle fait, ni de l’effet qu’elle produisent sur les
autres. Ce qui fit que je lui conseillai de faire ce quelle jugerait convenable. J’ai trouvé
ce trait digne d’Harpagon : il pourrait être gravé en lettres d’or. mon neveu n’a
pas assisté à ce diner si honorable. Lors donc que tu desireras qu’il mange de la
dinde, prends le parti de nous l’envoyer, même par le moyen de la cousine : mais alors
en disant que c’est pour le proviseur : je trouverai le moyen de le faire très bien
rôtir et de lui en faire manger tout honorable quelle puisse etre.

Adieu ma chere sœur. je suis bien triste d’etre seul, de diner seul.
je ne dine presque jamais chez l’oncle, quelques fois Mde Guillemardet, quelquesfois
chez Pierret voilà tout. Porte toi bien : respire bien ton bon air. Je te parlerai un peu au
long de Charles dans une autre lettre, et ces petits nuages qui lui ont passé par la tete et dont il t’a
entretenu. Je l’ai déjà entrepris la dessus Ce n’est et ce ne sera rien.

Je t’embrasse de tout mon cœur

E. delacroix

Précédent | Suivant