Lettre à Henriette de Verninac, 13 mai 1822

  • Cote de la lettre ED-IN-1822-MAI-13-A
  • Auteur Eugène DELACROIX
  • Destinataire Henriette de VERNINAC
  • Date 13 Mai 1822
  • Lieux de conservation Paris, bibliothèque de l'INHA, collections Jacques Doucet
  • Éditions précédentes Joubin, Correspondance générale, 1936-38
    , t. V, p. 119-122.
  • Enveloppe Non
  • Nombre de pages écrites 4
  • Présence d’un croquis Non
  • Dimension en cm 24,4x37,8
  • Cachet de cire Oui
  • Nature du document Lettre Autographe Signée
  • Cote musée bibliothèque Ms. 241 pièce 51
  • Œuvre concernée Barque de Dante (la)
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Transcription modernisée

A Madame Veuve Verninac
Poste restante.
A Mansle, Charente

15 mai


Le 13 mai 1822.

Je t’apprends avec plaisir, ma chère sœur, que j’ai reçu hier l’effet de 3000 francs dans la lettre où tu me l’envoyais ainsi qu’une lettre de Charles où il m’annonçait notre malheur. Je ne puis concevoir ce qui a pu retarder à ce point ces deux lettres et il n’y a que la malveillance qu’on en puisse accuser. Il m’est venu une idée que tu rejetteras peut-être. C’est que, ou le banquier, ou M. Dumas et Aubert1 se seraient concertés pour que l’effet étant présenté plus tard ne pût être protesté. Je me propose, aidé de mon ami Piron, de faire des recherches pour découvrir quelque chose de ce mystère. (Comme j’ai reçu les deux lettres en même temps, et qu’il n’est pas probable qu’elles aient été mises à la poste le même jour, vu que l’une m’annonce le malheur qui n’était pas arrivé quand l’autre fut écrite, dis-moi si effectivement par quelques circonstances elles y auraient été mises ensemble : cela pourra servir de plus à éclaircir l’affaire). Quoi qu’il en soit, ayant été tout d’abord chez M. Moreau à qui j’avais porté précédemment les protêts2 comme je crois te l’avoir dit, je fus présenter le billet à M. Dumas qui me dit qu’il ne me le pouvait pas payer ; que son correspondant lui avait écrit qu’il était nécessaire qu’il fût renvoyé à Mme Verninac, afin que lui, correspondant, s’entendît de nouveau avec elle à cet égard. J’ai donc reporté l’effet chez M. Lacan comme il me l’avait recommandé au cas où on en refuserait le paiement et il fit écrire le petit mot que je t’envoie ci-joint pour t’y conformer.

J’ai fait part de notre malheur à plusieurs de nos parents et connaissances3 ; il y a quelques personnes dont je n’ai pas encore l’adresse. Je n’ai pu joindre M. Boilleau relativement au conseil que tu me disais de lui demander pour savoir s’il convenait de faire part de ta position aux ministres. Moi, pour ma part, je n’en suis pas trop d’avis. Ces gens-là sont tellement d’une autre farine que nous qu’il est plus dangereux qu’utile je crois, de s’en faire trop remarquer. Je ne te donne cela au reste que comme ma propre opinion, peut-être très hasardée. Je verrai M. Boilleau à cet égard là.

La santé de M. Lacan qui avait été un peu dérangée s’est remise et lui permettra bientôt le voyage. Ainsi, sois toute joyeuse à cet égard et bénissons sa venue et sa bonne volonté toute sévère qu’elle soit. Il est moins expansif et je le crois tout aussi dévoué qu’ait jamais pu être M. Boilleau. J’ai fait ce que j’ai pu pour m’informer de ce qu’il pourrait lui être agréable de trouver là-bas. Il paraît qu’il vit très simplement, ne suivant point de régime et n’ayant point d’habitudes ; il paraît qu’il déjeune avec du chocolat, encore dit-il qu’il l’emporte avec lui.

Que la lettre de mon cher Charles m’a fait plaisir ; il m’a attendri jusqu’aux larmes en me montrant les soins qu’il se donne pour que nous passions ensemble des moments agréables. Qu’il me tarde d’aller un peu le distraire. Ma triste figure plus maigre que jamais sera du moins une nouvelle figure et l’isolement dans votre position est la plus cruelle chose. Je n’épargne rien pour partir plus tôt : comme je t’ai dit, outre l’argent de mon tableau, peut-être pourrais-je placer le mien et avoir une commande respectable. Décidément, on veut me faire une réputation à toute force. Le Constitutionnel4 de samedi dernier, 11 du courant, contient l’éloge le plus éclatant de ma croûte pendue aux murailles du Louvre5. Si mon neveu peut s’en régaler dans une de ses excursions à Mansle, au superbe café des sourds-muets par exemple, il se rengorgera pour monsieur son oncle et apprendra à respecter un grand homme de plus.

Tes réflexions sur la location de l’appartement sont malheureusement assez judicieuses. Au reste, laissons encore un peu couler l’eau. Comme je [ne] pars pas de suite, nous pourrons peut être prendre un parti.

Adieu ma chère sœur et mon cher neveu, je vous embrasse de tout mon cœur.

E. Delacroix

 

Mon ami Piron ne pense pas que le directeur de Mansle ait pu intercepter la lettre. Il n’y aurait donc que la circonstance où l’administration aurait ici jugé à propos d’en connaître le contenu.


1 Sous-locataires de l’hôtel particulier du 114 rue de l’Université.
2 Acte notarié constatant le refus d’acceptation d’un effet de commerce ou le non paiement d’un chèque ou d’un effet de commerce.
3 Raymond de Verninac décède subitement le 23 avril 1822 laissant sa veuve, Henriette de Verninac, aux prises avec les créanciers de la famille. Pour résorber cet endettement, Henriette décide de vendre le domaine de La Forêt à Boixe (Charente), transaction dont il est certainement ici question.
4 Quotidien français fondé en 1815 par Joseph Fouché sous le titre L’Indépendant et connu pour ses opinions anticléricales et acquis aux bonapartistes et aux libéraux.
5 Présent au Salon pour la première fois, Delacroix y expose La Barque de Dante.

 

 

 

Transcription originale

Page 1

à Madame

Madame Ve Verninac

Poste restante.

à Mansle.

Charente


15 mai [en sens inverse]

 

Page 2

le 13 mai 1822.

Je t’apprends avec plaisir, ma chère sœur, que j’ai reçu hier
l’effet de 3000fr dans la lettre où tu me l’envoyais ainsi qu’une
lettre de Charles où il m’annonçait notre malheur. Je ne puis
concevoir ce qui a pu retarder à ce point ces deux lettres et il
n’y a que la malveillance qu’on en puisse accuser. Il m’est
venu une idée que tu rejetteras peut-être. C’est que, ou le banquier
ou Mrs. Dumas et aubert se seraient concertés pour que l’effet
etant presenté plus tard ne put etre protesté. Je me propose
aidé de mon ami Piron, de faire des recherches pour trouver [mot raturé]
decouvrir quelquechose de ce mystère. Quoi qu’il en soit ( [mot raturé]
(comme j’ai reçu les deux lettres en même temps et qu’il n’est pas
probable qu’elles aient eté mises à la poste le même jour, vu que
l’une m’annonce le malheur qui n’etait pas arrivé quand l’autre
fut ecrite, dis moi si effectivement par quelque circonstance
elles y auraient eté mises ensembles : Cela pourra servir de plus
à eclaircir l’affaire.) quoi qu’il en soit, ayant eté tout
d’abord chez Mr. Moreau à qui j’avais porté precedemment
les Protêts comme je crois te l’avoir dit, je fus presenter
le billet à Mr. Dumas qui me dit qu’il ne me le pouvait
pas payer ; que son correspondant lui avait ecrit qu’il
etait necessaire qu’il fut renvoyé à Me. Verninac, afin

Page 3

que lui, correspondant, s’entendit de nouveau avec elle à
cet egard. J’ai donc reporté l’effet chez Mr. Lacan
comme il me l’avait recommandé au cas où on en refuserait
le payement et il fit ecrire le petit mot que je t’envoye ci joint
pour t’y conformer.

j ai fait part de notre malheur à plusieurs de nos parents
et connaissances; il y a quelques personnes dont je n’ai pas encore
l’adresse. Je n’ai pu joindre Mr. Boilleau relativement au
Conseil que tu me disais de lui demander pour savoir s’il convenait
de faire part de ta position aux ministres. Moi pour ma part
je n’en suis pas trop d’avis. Ces gens là sont tellement d’une autre
farine que nous qu’il est plus dangereux qu’utile je crois de s’en
faire trop remarquer. Je ne te donne cela au reste que comme
ma propre opinion peut être très hazardée. je verrai Mr. Boilleau
à cet egard là. -------- La santé De Mr. Lacan qui avait
eté un peu derangée s’est remise et lui permettra bientot le voyage.
ainsi sois toute joyeuse à cet egard et benissons sa venue et sa
bonne volonté toute sevère quelle soit. Il est moins expansif et je
le crois tout aussi devoué qu’ait jamais pu être Mr. Boilleau. J’ai
fait ce que j’ai pu pour m’informer de ce qu’il pourrait lui etre
agreable de trouver la bas : il paraît qu’il vit très simplement
ne suivant point de regime et n’ayant point d’habitudes il dit [deux mots raturés) il parait
qu’il dejeune avec du chocolat, encore dit-il qu’il l’emporte avec lui.

Que la lettre de mon cher Charles m’a fait plaisir : il m’a
attendri jusqu’aux larmes en me montrant les soins qu’il se
donne pour que nous passions ensembles des moments agreables

Page 4

qu’il me tarde d’aller un peu le distraire : ma triste figure
plus maigre que jamais sera dumoins une nouvelle figure et
l’isolement dans votre position est la plus cruelle chose. Je n’epargnes
rien pour partir plutot : Comme je t’ai dit outre l’argent de mon
tableau peut-être pourrais je placer le mien et avoir une commande
respectable. Decidemment on veut me faire une reputation
à toute force. Le constitutionnel de samedi dernier 11 du courant
contient l’eloge le plus eclatant de ma croûte pendue aux murailles
du Louvre. Si mon neveu peut s’en regaler dans une de ses
excursions à Mansle, au superbe café des sourds muets par exemple
Il se rengorgera pour Mr. son oncle et apprendra à respecter
un grand homme de plus.

Tes reflexions sur la location de l’appartement sont malheureusement
assez judicieuses. au [une phrase complète barrée]
et au reste laissons encore un peu couler l’eau : comme je [ne]
pars pas de suite, nous pourrons peut être prendre un parti.
adieu ma chere sœur et mon cher Neveu je vous embrasse
de tout mon cœur.

E. Delacroix

 

Mon ami Piron ne pense pas que le directeur de Manle ait
pu intercepter la lettre. Il n’y aurait donc que la circonstance où [petite rature]
l’administration aurait ici jugé a propos d’en connaitre le contenu.

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