Lettre à Henriette de Verninac, 13 novembre 1819

  • Cote de la lettre ED-IN-1819-NOV-13-A
  • Auteur Eugène DELACROIX
  • Destinataire Henriette de VERNINAC
  • Date 13 Novembre 1819
  • Lieux de conservation Paris, bibliothèque de l'INHA, collections Jacques Doucet
  • Éditions précédentes Joubin, Correspondance générale, 1936-38
    , t. V, p. 3-7.
  • Enveloppe Non
  • Nombre de pages écrites 4
  • Présence d’un croquis Non
  • Dimension en cm 25,7x39,6
  • Cachet de cire Oui
  • Nature du document Lettre Autographe Signée
  • Cote musée bibliothèque Ms. 241 pièce 2
  • Données matérielles petit trou, feuillet droit
Agrandir la page 1
Agrandir la page 2
Agrandir la page 3
Agrandir la page 4

Transcription modernisée

À Madame Verninac
Poste restante
À Mansle
Charente

Paris, samedi 13 novembre 1819

Ce n’est qu’aujourd’hui, ma chère sœur, que nous pouvons t’écrire. Hier, ce n’était pas courrier, sans cela nous l’aurions fait. Nous sommes arrivés jeudi soir contre notre attente, grâce à la maudite voiture qui nous a menés1. Il n’en est pourtant résulté d’autre accident fâcheux, que de t’avoir inquiétée sans doute par le retard de nos nouvelles, et d’avoir porté préjudice à nos fonds, qu’une entière journée de séjour à Tours à furieusement endommagés ; car, avec le port de nos effets qui a été plus cher que nous ne pensions, la nourriture de surplus, quoique nous n’ayons fait le plus souvent qu’un repas par jour etc. Les 25 francs de précaution ont été presque absorbés. Tu sais que nous n’étions pas avec le conducteur. C’était un garçon d’écurie qu’on avait pris à la hâte. Cet homme ne savait pas conduire et d’ailleurs idiot et sans cervelle au dernier point. Le soir de notre départ comme nous étions à relayer aux Minières, un mauvais plaisant imagina de jeter bas la chambrière de derrière, c’est à dire le bâton sur lequel porte la voiture, qui n’est qu’à deux roues ainsi que tu sais. Cela nous fit faire une petite culbute en arrière qui ne fut que plaisante et sans inconvénients pour nous. Mais ce qui ne fut pas plaisant, c’est que dans cette opération, la caisse de la carriole avait glissé le long des soupentes et se trouvait portée en arrière : nous ne nous aperçûmes de l’accident que déjà éloignés du relai et précisément à ce même endroit où, deux mois auparavant, nous nous étions trouvés dans une situation à peu près pareille. Il arriva que les chevaux ne pouvaient plus traîner et étaient enlevés en l’air par la voiture. Il fallut descendre dans la boue, par la nuit la plus noire et le vent le plus aigre, pousser derrière, épauler les roues, et tout cela inutilement. Nous étions à une bonne lieue environ de Vivonne2. Une partie de ces messieurs laissa la voiture dans l’ornière et y fut. Pour moi et un autre de bonne volonté, nous nous mettons dans le cabriolet et excitons le conducteur et les chevaux. Le pauvre homme avait perdu la tête. Il s’embarrassait dans ses rênes et ses traits : il ne retrouvait plus son cordeau et se désespérait sans avancer à rien. Il se décida enfin à conduire par la bride ses pauvres rosses. Nous autres du cabriolet, nous crions à dia et ahu ! à tort et à travers, de sorte que les pauvres bêtes allaient à droite quand il fallait aller à gauche, et comme la route était bordée de mares énormes causés par les pluies, l’homme s’empêtrait de plus en plus dans tout cela et devenait tout à fait fou. Enfin les chevaux s’opiniâtrèrent décidément à ne plus marcher et c’est alors que je pris le parti de faire comme ceux qui nous avaient précédés et nous partîmes Charles et moi pour Vivonne. Pour Frédéric, pendant que nous hurlions, que nous poussions aux roues, que nous pestions dans la boue, il était resté dans la voiture avec une grande tranquillité et bien chaudement empaqueté. Bref, on envoya de Vivonne où il fallut nous arrêter dans une auberge, des chevaux de conduite qui ramenèrent l’équipage dans un misérable état. Nous fîmes un pauvre souper que nous payâmes bien. Il fallut donner à ce misérable conducteur pour le refaire lui et ses chevaux de l’argent entre nous ; autant de pris sur la pauvre bourse. Partis tard, nous eûmes encore mille retards dans la route jusqu’à Poitiers et nous fîmes une partie de la route à pied au milieu de la nuit : bien entendu que Frédéric ne démentit pas son sang froid ; sans doute qu’il se dévouait à la garde de nos effets. La voiture de Tours a été tout autre chose. Nous en somme partis mercredi au soir et nous avons été comme le vent jusqu’ici. Nous y voilà enfin. Nous avons été ce matin chez M. Chaussier. Je lui expliquai longuement la maladie3, ce qui l’avait précédée et suivie. Il a dit que ce n’était pas la rougeole et que ce n’était rien ; qu’il n’y avait pas de régime à suivre et qu’il lui donnait sa bénédiction. Je te laisse à imaginer la félicité rayonnante de ton fils. Voilà un temps affreux qui nous empêche de nous rendre au Lycée. Nous allons nous décider à nous donner le cabriolet. C’est une espèce de verglas et de neige. Je mets ceci conformément à ce que tu m’as dit, de te tenir au courant du temps.

Mon oncle a deux lettres pour mon beau-frère. L’une, énorme et coûtant 20 francs de port qu’il a payés. Elle vient de Bruxelles. Faut-il la faire partir ? Je le ferai si je le peux sans qu’elle paye davantage. L’autre est à ce que je crois très fort, d’un M. Guyot qui en envoya une quelque temps avant ton départ pour la Forêt. J’ai reconnu l’écriture et vu la signature au travers du papier qui est mince. C’était si tu te le rappelles un [ho]mme qui sollicitait l’appui de mon beau-frère pour une plac[e. Dis] moi également si tu la veux.

Mme Lamey est très souffrante mais n’est point enrhumée : ce qui ferait peut-être espérer quelque changement de santé. S’il sera heureux, je l’ignore car au lieu d’un mal de poitrine, ce sont des maux d’estomac qui ne lui permettent pas de manger je l’ai trouvée à peu près de même.

Je ne me rappelle pas ce que tu m’as dit sur l’argent qu’il faudrait donner à la portière. Je crois me souvenir qu’il lui est dû quelque chose. Tu me diras aussi quand tu comptes envoyer le certificat de vie afin que je me mette en règle pour le mien4. Je crois que nous touchons à l’époque. Ecris-moi l’adresse de la dame à laquelle je dois porter les plantes. Dis-moi aussi si tu crois que les cheminées, et notamment la mienne, aient été ramonées. Elle fume désagréablement.

Adieu ma chère sœur. Ton fils se porte bien. Mes compliments sincères à mon beau-frère. Nous t’embrassons tendrement.

Eugène Delacroix

Je ne sais où prendre ma blanchisseuse. Nous avons trouvé la maison5 dans un ordre parfait.

 


1 En raison de leurs diffucultés financières, les Verninac ont quitté Paris pour s’installer dans leur propriété de la Forêt de Boixe. Delacroix rentre quant à lui à Paris avec Charles de Verninac, son neveu. Frédéric de Verninac les accompagne. Le peintre relate ici ce voyage mouvementé à sa soeur.
2 Commune située dans le département de la Vienne.
3 De Charles de Verninac.
4 Il est ici question des intérêts relatifs à la succession de leur mère.
5 Le logement du 114, rue de l’Université à Paris, que les Verninac avaient quitté en août et qu’Eugène Delacroix s’occupe alors de sous-louer. Le peintre y avait conservé une chambre.

Transcription originale

Page 1

 

 

À Madame

Madame Verninac

Poste restante

À Manle

Charente

Page 2

Paris Vendredi Samedi [un mot interlinéaire] 13 novembre 1819

 

Ce n’est qu’aujourd’hui, ma chère Sœur, que nous pouvons t’écrire. hier ce
n’était pas courrier, sans cela nous l’aurions fait. Nous sommes arrivés jeudi soir contre
notre attente, grâces à la maudite voiture qui nous a menés. Il n’en est pourtant
résulté d’autre accident facheux, que de t’avoir inquiété sans doute par le retard de nos
nouvelles, et d’avoir porté préjudice à nos fonds, qu’une entière journée de [mot barré]
sejour à Tours à [mot barré] furieusement endommagés ; car, avec le port de nos
effets qui a été plus cher que nous ne pensions, la nourriture de surplus, quoique nous
n’ayons fait le plus souvent qu’un repas par jour etc.. Les 25 francs de precaution
ont été presqu’absorbés. Tu scais que nous n’étions pas avec le conducteur. C’était
un garçon d’écurie qu’on avait pris à la hate. Cet homme ne scavait pas
conduire et d’ailleurs idiot et sans cervelle au dernier point. Le soir de notre depart
comme nous etions à relayer aux Minières [deux mots interlinéaires], un mauvais plaisant imagina de jetter bas la
chambrière de derrière, c’est à dire le bâton sur lequel porte la voiture, qui n’est
qu’à deux roues ainsi que tu scais. Cela nous fit faire une petite culbute en
arriere qui ne fut que plaisante et sans inconveniens pour nous. Mais ce qui ne
fut pas plaisant, c’est que dans cette operation, la voiture caisse de la cariole avait
glissé le long des soupentes et se trouvait portée en arriere : nous ne nous
apperçumes de l’accident que déjà éloignés du relai et précisement à ce même
endroit où, deux mois auparavant nous nous etions trouvés dans une situation
à peu près pareille. Il arriva que les chevaux ne pouvaient plus trainer et
etaient enlevés en l’air par la voiture. Il fallut descendre dans la boue, par
la nuit la plus noire et le vent le plus aigre, pousser derrière, épauler les roues,
et tout cela inutilement. Nous etions à une bonne lieue environ de Vivonne.
Une partie de ces messieurs laissa la voiture dans l’ornière et y fut. Pour moi
et un autre de bonne volonté, nous nous mettons dans le cabriolet pr et

 

Page 3

excitons le conducteur et les chevaux. Le Pauvre homme avait perdu
la tête. Il s’embarrassait dans ses rênes et ses traits : il ne retrouvait plus
son cordeau et se desesperait sans avancer à rien. Il se decida enfin
à conduire par la bride ses pauvres rosses. nous autres du cabriolet, nous
crions à dia et ahu ! à tort et à travers, de sorte que les pauvres bêtes
allaient à droite quand il fallait aller à gauche, et comme la route était
bordée de Mares énormes causés par les pluies, l’homme s’empêtrait
de plus en plus dans tout cela et devenait tout à fait fou. Enfin les
chevaux s’opiniatrerent decidement à ne plus marcher et c’est alors
que je pris le parti de faire comme ceux qui nous avaient précédés et
nous partimes Charles et moi pour Vivonne. Pour Frédéric, pendant que
nous hurlions, que nous poussions aux roues, que nous pestions dans la boue,
il était resté dans la voiture avec une grande tranquillité et bien chaudement
empaqueté. Bref, on envoya de Vivonne où il fallut nous arreter dans une
auberge, des chevaux de conduite qui ramenerent l’equipage dans un miserable
etat. Nous fimes un pauvre souper que nous payâmes bien. Il fallut
donner à ce miserable conducteur pour le refaire lui et ses chevaux de
l’argent entre nous ; autant de pris sur la pauvre bourse. Partis tard,
nous eûmes encore mille retards dans la route jusqu’à Poitiers et nous fimes
une partie de la route à pied au milieu de la nuit : bien entendu que
Frédéric ne démentit pas son sang froid ; sans doute qu’il se dévouait à
la garde de nos effets. La voiture de Tours a été tout autre chose. Nous
n’
en somme partis [deux mots barrés] Mercredi au Soir et nous avons été comme
le vent jusqu’ici. Nous y voila enfin. Nous avons été ce matin chez Mr.
Chaussier. Je lui expliquai longuement la maladie, ce qui l’avait précédée

 

Page 4

et suivi. Il a dit, que ce n’était pas la rougeole et que ce n’était rien ; qu’il
n’y avait pas de regime à suivre et qu’il lui donnait sa benediction. Je te
laisse à imaginer la felicité rayonnante de ton fils. Voila un temps
affreux qui nous empeche de nous rendre au Lycée. Nous allons [deux mots barrés] nous
decider à nous donner le cabriolet. C’est une espece de verglas et de neige.
Je mets ceci conformement à ce que tu m’as dit, de te tenir au courant du
temps.

Mon oncle a deux lettres pour mon beau frere. L’une, énorme et
coutant 20 francs de port qu’il a payé. Elle vient de Bruxelles. faut-il
la faire partir. Je le ferai si je le peux sans qu’elle paye davantage. L’autre
est à ce que je crois très fort, d’un Mr. Guyot qui en envoya une
quelque temps avant ton depart pour la foret. J’ai reconnu l’écriture et vu
la signature au travers du papier qui est mince. C’était si tu te le rappelles
un [ho]mme qui sollicitait l’appui de mon beau frère pour une plac[e. Dis]
moi également si tu la veux.

Md. Lamey est très souffrante mais n’est point enrhumée : ce qui ferait
peut-être esperer quelque changement de Santé. S’il sera heureux, je l’ignore
car au lieu d’un mal de poitrine, ce sont des maux d’estomac qui ne lui
permettent pas de manger je l’ai trouvée à peu près de même.

Je ne me rappelle pas ce que tu m’as dit sur l’argent qu’il faudrait donner
à la portiere. Je crois me souvenir qu’il lui est du quelque chose. Tu me diras aussi
quand tu comptes envoyer le certificat de vie afin que je me mette en règle pour le
mien. Je crois que nous touchons à l’époque. – Ecris moi l’adresse de la dame à laquelle
je dois porter les plantes. – dis moi aussi si tu crois que les cheminées, et notam-
-ment la mienne aient été ramonnées. Elle fume désagreablement.

Adieu ma chere sœur. Ton fils se porte bien. Mes compliments sinceres à mon
beau frère. Nous t’embrassons tendrement

Eugene Delacroix

Je ne scais où prendre ma blanchisseuse. – nous avons trouvé la maison dans un
ordre parfait.

 

Précédent | Suivant