Lettre à George Sand, 2 septembre 1852

  • Cote de la lettre ED-IN-1852-SEPT-02-A
  • Auteur Eugène DELACROIX
  • Destinataire George SAND
  • Date 02 Septembre 18[52]
  • Lieux de conservation Paris, bibliothèque de l'INHA, collections Jacques Doucet
  • Éditions précédentes L’Art vivant, 15 septembre 1930, p. 755. Joubin, t. III, p. 120-122. Alexandre, 2005, p. 194-195.
  • Enveloppe Non
  • Nombre de pages écrites 4
  • Présence d’un croquis Non
  • Dimension en cm 20,4x26,4
  • Cachet de cire Non
  • Nature du document Lettre Autographe Signée
  • Cote musée bibliothèque Ms. 236 pièce 65
  • Observations Présence d’un feuillet d’éphéméride du 2 février 1929 annoté au verso de la main d’Aurore Lauth-Sand.
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Transcription modernisée

Ce 2 septembre [1852]

Chère amie, mille remerciements, mille compliments de cœur de la bonne soirée et du petit chef-d’œuvre d’hier soir. Vous pensez encore de temps en temps à un vilain ingrat qui ne vous marque pas qu’il existe et qui ne demande pas si vous existez, et vous lui montrez que vous vivez bien réellement, au moins par l’esprit. Je vous remercie donc encore : vous serez contente de la manière dont cela est joué et dont le public honnête qui composait la salle a pris et prendra la pièce1. Pas une figure de gazetier2 n’encombrait les couloirs et ne ricanait à l’orchestre ou ailleurs. Ils vous gardent une rancune qui prouve au moins que vous ne leur ressemblez pas. Impuissance et insolence, les deux termes qui devraient le moins se rencontrer ensemble, telle est la marque que j’espère bien qu’un code futur, qui est encore dans le troisième ciel à venir, leur imprimera sur l’épaule à chaque nouvelle incartade. Ces gens-là croient bonnement qu’ils vous font, que vous êtes leur ouvrage, que ce sont leurs charitables avis qui, vous prenant à la lisière, vous ont ouvert par degrés les portes du temple où ils n’entrent jamais, et ils n’entendent pas se départir de leur tutelle, sous peine de vous abandonner à vos forces et de faire de nouveaux élèves pour la gloire, auxquels naturellement ils vous sacrifient, à ce qu’ils s’imaginent. Vous n’avez donc averti personne. Cela est arrivé comme une bombe. Ce brave capitaine3 qui était là m’a dit qu’il avait été aussi surpris que moi. J’ai vu Solange qui m’a dit, à mon grand étonnement, que vous n’étiez pas ici4 et que vous ne viendriez pas tout de suite encore. C’est donc Maurice que vous avez chargé de monter la pièce ? Il pourrait bien aussi trouver quelqu’un à enlever parmi ces dames, qui sont charmantes, en les fréquentant. Voici ce que je deviens. J’ai fait énormément depuis cinq ou six mois : je n’ai pas le temps de bouger, car j’ai un terme fatal et assigné, ce qui me fait enrager et vivre heureux tout à la fois5. On me demande de retourner quinze jours à la mer, car je vieillis et il me faut des toniques, et je n’irai pas probablement6. Tous les soirs, je suis comme un homme qui aurait fait dix lieues à pied et le lendemain je me réveille empressé de courir voir mes pauvres enfants de la veille : je les trouve encore tout humides de mes baisers ; le plus souvent ils me semblent mal léchés, quelquefois je suis satisfait. Ainsi faisant, corrigeant et refaisant j’arrive au bout et quand j’y serai, si j’y arrive, je demanderai à recommencer ; car quand, dans ce monde, on n’a plus d’infante à enlever, il faut travailler ou périr d’ennui.

Adieu chère, je vous embrasse bien de cœur, vous qui avez toujours été pour moi la bonté, l’indulgence, le dévouement. J’essaye de vous rendre, et j’espère que ce sera jusqu’à la fin de ma vie, ce que je peux contenir de tout cela.

Adieu encore : soyez heureuse de votre succès.

Eugène Delacroix


1 Le Démon du foyer, pièce de George Sand dont la première est jouée au théâtre du Gymnase le 1er septembre 1852.
2 Un des personnages de la pièce est un gazetier. L’insistance de Delacroix rappelle que George Sand était alors en conflit avec les journalistes comme le souligne également Aurore Lauth-Sand dans une note jointe à la lettre : "G.S. était en conflit avec les journalistes, qu’elle appelle les gazetiers dans Le Démon du foyer. Ce mot lui fut violemment reproché dans un article de Jules Lecomte. Réponse de cet article dans La Presse du 10 septembre 1852.". L’article de Lecomte est paru dans L’Indépendance belge du 5 septembre (Alexandre, 2005, p. 283).
3 Le capitaine d’Arpentigny, ami de George Sand (Joubin, t. III, p. 121. Alexandre, 2005, p. 283).
4 Georges Sand séjourne alors à Nohant (Alexandre, 2005, p. 283).
5 Delacroix travaille alors au salon de la Paix de l’Hôtel de ville de Paris.
6 Il se rend néanmoins à Dieppe, où il a déjà séjourné deux semaines en septembre 1851, du 6 au 14 septembre 1852 (Alexandre, 2005, p. 283).

 

Transcription originale

Page 1

Ce 2 7bre [1852]

Chère amie mille remercie-
-ments, mille compliments de cœur
de la bonne soirée et du petit chef d’œuvre
d’hier soir. Vous pensez encore de temps
en temps à un vilain ingrat qui ne
vous marque pas qu’il existe et qui ne
demande pas si vous existez et vous
lui montrez que vous vivez bien reellement
au moins par l’esprit. Je vous remercie
donc encore : vous serez contente de la
maniere dont cela est joué et dont
le public honnête qui composait la
salle a pris et prendra la pièce. Pas
une figure de gazetier n’encombrait
les couloirs et ne ricanait à l’orchestre
ou ailleurs. Ils vous gardent une
rancune qui prouve au moins que vous
ne leur ressemblez pas. Impuissance et
insolence, les deux termes qui devraient

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le moins se rencontrer ensemble,
telle est la marque que j’espère
bien qu’un code futur qui est encore
dans le troisième ciel à venir leur
imprimera sur l épaule à chaque
nouvelle incartade. Ces gens là
croient bonnement qu’ils vous
font, que vous êtes leur ouvrage,
que ce sont leur charitable avis
qui vous prenant à la lisière vous
ont ouvert par degrés les portes
du temple où ils n’entrent jamais,
et ils n’entendent pas se départir
de leur tutèle, [un mot raturé] sous peine de
vous abandonner à vos forces et
de faire de nouveaux eleves pour
la gloire, auxquels naturellement ils
vous sacrifient à ce qu’ils s’imaginent.
Vous n’avez donc averti personne. Cela
est arrivé comme une bombe. Ce
brave capitaine qui etait là, m’a dit

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qu’il avait eté aussi surpris que
moi. J’ai vu Solange qui m’a dit
à mon grand etonnement que vous
n étiez pas ici et que vous ne viendriez
pas tout de suite encore. C’est donc
Maurice que vous avez chargé de
monter la pièce ? il pourrait bien
aussi trouver quelqu’un à enlever
parmi ces dames qui sont charmantes
et en les fréquentant. Voici ce que
je deviens. J’ai fait énormément
depuis 5 ou 6 mois : je n’ai pas le
temps de bouger, car j’ai un terme
fatal et assigné, ce qui me fait
enrager et vivre heureux tout à la
fois. On me demande de retourner
15 jours à la mer, car je vieillis et il
me faut des toniques, et je n’irai pas
probablement. tous les soirs je suis
comme un homme qui aurait fait
10 lieues à pied et le lendemain je
me reveille empressé de courir voir mes
pauvres enfants de la veille : je les trouve

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encore tout humides de mes baisers,
le plus souvent ils me semblent mal
léchés, quelquefois je suis satisfait ; ainsi
fesant, corrigeant et refaisant
j’arrive au bout et quand j’y serai
si j’y arrive, je demanderai à re-
-commencer ; car quand dans ce
monde on n’a plus d’infante à
enlever, il faut travailler ou périr
d’ennui.

Adieu chère, je vous
embrasse bien de cœur vous qui avez
toujours eté pour moi, la bonté, l’indul-
-gence, le dévouement. J’essaye de
vous rendre, et j’espère que ce sera
jusqu’à la fin de ma vie, ce que je
peux contenir de tout cela.

Adieu encore : soyez heureuse
de votre succès.

Eugdelacroix

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