Lettre à George Sand, fin septembre 1845

  • Cote de la lettre ED-IN-1845-SEPT-XX-A
  • Auteur Eugène DELACROIX
  • Destinataire George SAND
  • Date [Septembre] 18[45]
  • Lieux de conservation Paris, bibliothèque de l'INHA, collections Jacques Doucet
  • Éditions précédentes L’Art vivant, 15 septembre 1930, p. 750. Joubin, Corr. gén, t. II, p. 236-237. Alexandre, 2005, p. 153-154.
  • Enveloppe Non
  • Nombre de pages écrites 4
  • Présence d’un croquis Non
  • Dimension en cm 19,7x26,2
  • Cachet de cire Oui
  • Nature du document Lettre Autographe Signée
  • Cote musée bibliothèque Ms. 236 pièce 42
  • Données matérielles Déchirure au coin inférieur droit (feuillet 1) ; lacune du coin supérieur gauche (feuillet 2)
Agrandir la page 1
Agrandir la page 2
Agrandir la page 3
Agrandir la page 4

Transcription modernisée

Madame G. Sand

 

Chopin, chère amie, veut bien vous porter ce bout de lettre. Comment ne vous ai-je pas écrit des Pyrénées1, où j’ai rongé mon frein pendant plus d’un mois ? Vous croirez difficilement que l’ennui le plus extrême avait paralysé en moi jusqu’à la faculté la plus élémentaire, que je n’écrivais et ne lisais pas, et que je n’étais occupé qu’à m’ennuyer – et dans un pays admirable, encore. Mais jugez : je m’attends à une solitude, et au lieu de cela je me trouve dans un guêpier, au milieu d’une cohue de gens qui, pour vous avoir vu passer une fois dans la rue, deviennent vos amis inséparables. Souvent, égaré dans un sentier solitaire à deux mille pieds au-dessus du niveau de la mer, je me flattais d’être à l’abri de compagnons indiscrets ; pas du tout, celui ou ceux que je rencontrais se cramponnaient à moi et nul moyen de leur échapper à moins d’avoir des ailes. Je n’ai jamais souhaité plus ardemment d’être un aigle, je vous assure. Vous avez un regard et un maintien que vous savez rendre redoutables aux gens ennuyeux, moi je suis sans arme contre cette espèce. Je ne suis pas passé devant Poitiers sans un crève-cœur, j’étais à trente lieues de vous2, mais vous savez combien j’étais à la minute. Je n’ai donné à mon bon frère que sept ou huit jours3 et, faute de pouvoir me permettre d’en prendre autant, je n’ai pas été voir les parties les plus belles des Pyrénées auxquelles je touchais de la main.

Vous avez eu mauvais temps mais on l’a eu partout. Je suis favorisé depuis mon retour et le soleil s’est un peu montré par ici. Je ne peux rien faire sans cela dans mes travaux. Chopin me trouve encore prenant des tisanes. J’ai eu l’esprit depuis quelques jours de m’enrhumer sottement et cela me retarde au moment le plus intéressant. Jouissez des derniers beaux jours, l’automne sera peut-être beau, et revenez néanmoins le plus tôt possible. Écrivez-moi un mot et embrassez pour moi tous les vôtres, Polyte compris. Je mène une vie de sauvage et ne vois personne, il faut donc que vous ne vous fassiez pas trop attendre. À propos de sauvages4, vous avez manqué les Odjberias qui valaient la peine d’être observés après nos autres amis les Peaux-Rouges. Mais Maurice vous en rendra compte.

Je vous embrasse encore, chère amie, et vous désire plus que je ne puis vous dire, comme si j’étais encore dans les Pyrénées. C’est vous dire aussi que je m’ennuierai tant que je ne vous verrai pas.

Adieu encore et mille adorations.

Eugène Delacroix


1 Delacroix avait fait un séjour aux Eaux-Bonnes (Pyrénées-Atlantiques) du 22 juillet à fin août 1845 pour faire une cure thermale.
L’allusion de la transmission de la lettre par Chopin, et la date de la réponse de Sand – 28 septembre –, permet de situer cette lettre vers le 25 septembre 1845 (Alexandre, 2005, p. 258, note 3 de la page 153).
2 Sand était alors à Nohant.
3 Delacroix avait passé quelques jours chez son frère aîné à Bordeaux en allant et en revenant des Eaux-Bonnes. Ce sera leur dernière rencontre, Charles-Henry Delacroix mourut à la toute fin décembre 1845.
Delacroix ne mentionne pas à Sand ce double-séjour à Bordeaux, sans doute pour s’éviter des reproches de l’écrivain, comme le pense Françoise Alexandre (2005, p. 259, note 7 de la page 153).
4 Voir la lettre des environs du 20 mai 1845 de George Sand à Delacroix (Alexandre, 2005, p. 152) et la lettre du 30 août 1845 de Delacroix à Louis de Planet dans lesquelles il est également question des "sauvages", en relation  avec le spectale les Sauvages donné à la salle Valentino par des indiens Iowais (Alexandre, 2005, p. 258, note 5 de la p. 152).

Transcription originale

Page 1

Madame G. Sand

Page 2

Chopin, chere amie, veut bien vous
porter ce bout de lettre : comment ne vous
ai je pas ecrit des Pyrenées où j’ai rongé
mon frein pendant plus d’un mois ! vous
croirez difficilement que l’ennui le plus
extrême avait paralysé en moi jusqu’à
la faculté la plus elementaire, que je
n’ecrivais et ne lisais pas et que je n’etais
occupe qu’à m’ennuier : et dans un
pays admirable encore : mais jugez : je
m’attends à une solitude et au lieu
de cela je me trouve dans un guêpier,
au milieu d’une cohue de gens qui
pour vous avoir vu passer une fois dans la
rue deviennent vos amis inseparables.
Souvent, egaré dans un sentier solitaire
a deux mille pieds au dessus du niveau
de la mer je me flattais d’etre à l’abri
de compagnons indiscrets : pas du tout

Page 3

celui ou ceux que je rencontrais se
cramponnaient à moi et nul moyen
de leur echapper à moins d’avoir des
ailes ; Je n’ai jamais souhaité plus
ardemment d’être un aigle, je vous
assure. Vous avez un regard et un
maintien que vous savez rendre redoutables
aux gens ennuyeux : moi je suis sans arme
contre cette espèce. – Je ne suis pas
passé devant Poitiers sans un creve-cœur
j’etais a 30 lieues, de vous, mais vous
savez combien j’etais à la minute. Je
n’ai donné à mon bon frère que 7 ou
8 jours et faute de pouvoir me permettre
d’en prendre autant je n’ai pas eté
voir les parties les plus belles des Pyrenées
auxquelles je touchais de la main.

Vous avez un mauvais temps mais on
l’a eu partout. Je suis favorisé depuis
mon retour et le soleil s’est un peu
montré par ici. Je ne peux rien faire
sans cela dans mes travaux. Chopin

Page 4

me trouve encore prenant des
tisanes. J’ai eu l’esprit depuis q[uelques]
jours de m’enrhumer sottement et
cela me retarde au moment le
plus interessant. – jouissez des derniers
beaux jours, l’automne sera peut-etre beau
et revenez neanmoins le plutot possible.
ecrivez moi un mot et embrassez pour
moi tous les vôtres Polyte compris. Je
mène une vie de sauvages et ne vois
personne : il faut donc que vous ne vous
fassiez pas trop attendre. – à propos de
sauvages vous avez manqué les Odjberias
qui valaient la peine d’etre observés après
nos autres amis les Peaux rouges. mais
Maurice vous en rendra bon compte.

Je vous embrasse encore chere amie
et vous desire plus que je ne puis vous dire,
comme si j’etais encore dans les Pyrenées :
[mots barrés illisibles] c’est vous dire aussi que je
m’ennuierai tant que je ne vous verrai pas.

Adieu encore et mille adorations.

Eugdelacroix

Précédent | Suivant