Lettre à George Sand, 21 novembre 1844

  • Cote de la lettre ED-IN-1844-NOV-21-A
  • Auteur Eugène DELACROIX
  • Destinataire George SAND
  • Date 21 Novembre 18[44]
  • Lieux de conservation Paris, bibliothèque de l'INHA, collections Jacques Doucet
  • Éditions précédentes L’Art vivant, 15 septembre 1930, p. 750. Joubin, Corr. gén, t. II, p. 201-203. Alexandre, 2005, p. 148-149.
  • Enveloppe Non
  • Nombre de pages écrites 4
  • Présence d’un croquis Non
  • Dimension en cm 20,6x26,6
  • Cachet de cire Non
  • Nature du document Lettre Autographe Signée
  • Cote musée bibliothèque Ms. 236 pièce 40
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Transcription modernisée

21 novembre

 

Bonne, bonne, bonne amie, votre bonne lettre me fait un plaisir extrême et l’espoir de vous embrasser bientôt me ravit. Quoi, vous êtes dans la tristesse et vous avez été atteinte vous-même ! Chère amie, soignez-vous après ce mal comme quand vous l’aviez. La maladie que j’ai eue il y a deux ans a commencé par une espèce de fièvre muqueuse qui a mené à cette irritation perpétuelle des bronches, dont je sens encore à présent des atteintes. Je bénis donc d’avance Papet pour le secours dont il doit vous être à tous1, comme je l’ai fait pour l’horoscope qu’il a tiré à mon sujet. Sauf cette inflammation ou irritation ou bobo, qui revient quand je me livre à toute mon éloquence, j’ai du reste une santé parfaite et je me porte mieux qu’à 25 ans, et je travaille davantage. Il n’y a que l’indifférence, qu’il m’avait prédite avec le reste, qui n’est pas encore venue. Hélas, cette santé de l’âme je ne la connais pas ! Je saigne toujours de mille piqûres qui feraient rire la plupart des hommes ; je jouis des plus minces bagatelles et, à côté, j’ai des montagnes de soucis. Indifférent ! J’ai bien vu que je ne puis l’être, quand j’ai vu votre chère écriture. C’était vous que j’embrassais et avec la tendresse que ce qui est vous me fera toujours éprouver. On dit toujours la paisible amitié : il n’y a pas plus de paisible amitié que de paisible amour ; elle est une passion comme l’amour, elle est aussi fougueuse et souvent ne dure pas davantage. Vous savez que nous n’avons pas tout à fait la même théorie à ce sujet-là. Les amitiés qui durent sont très rares, chère amie, et je sens à la pensée de celle que j’ai pour vous que j’ai trop souvent cru en ressentir pour d’autres et que ce n’en était point. L’homme, voyez-vous, et j’y persiste, est une vilaine et affreuse bête. L’affreux moi, c’est-à-dire l’amour-propre, l’intérêt, tous ces monstres qui nous empêchent d’être bons, c’est-à-dire de nous aimer dans les autres, sont toujours là près de nous : ils nous donnent le bras en même temps que notre ami ; un mot souvent trop franc est un trait qui alarme ou révolte cette vilaine portion de notre nature. Je vous assure, chère amie, que j’ai fait de vilaines expériences et j’ai du malheur, car personne plus que moi n’a besoin d’épanchement. Je suis bien heureux à présent de la pensée que [je] vais être votre voisin2. Mais vous allez voir combien j’ai eu d’ennuis à subir pour cela et que je ne suis pas au bout. Les travaux qu’on avait à faire pour moi ont été commencés trop tard, de sorte qu’au moment du déménagement rien n’était prêt, les plâtres humides et les ouvriers partout : j’ai été obligé de louer un second appartement près du premier, de sorte que je ne suis nulle part : je vais dans mon atelier qui n’est pas chez moi et je ne sais quand je pourrai m’établir définitivement3. Au moins, chère amie, n’allez pas déménager encore quand une fois je me serai casé. Le sort est assez malin pour me jouer encore ce tour. Ce nouveau quartier4 est fait pour étourdir un jeune homme aussi ardent que moi. Le premier objet qui a frappé les yeux de ma vertu, en arrivant, ç’a été une magnifique lorette de la grande espèce, toute vêtue de satin et de velours noir, qui en descendant de cabriolet, et avec une insouciance de déesse, m’a laissé voir sa jambe jusqu’au nombril. Je passe sous silence les autres rencontres auxquelles j’ai déjà été exposé et qui me feront peut-être chanceler dans le chemin de la sagesse. Je n’ai vu personne depuis des siècles à qui j’ai pu demander de vos nouvelles. Je viens de recevoir un mot de Mme Marliani qui m’apprend son retour de Normandie et je n’ai pu encore aller la voir : je ne serai donc pas encore exposé à parler de votre retour, sur lequel je compte bien, chère amie, pour le moment où vous me le promettez.

Je n’ai pas le courage de vous gronder pour les excès de travail. J’éprouve bien comme vous que ce n’est qu’à cette condition qu’on peut éviter l’ennui. Je me lance encore à l’heure qu’il est et je commence aujourd’hui même une énorme besogne, qui va m’écraser jusqu’au Salon et pourtant me faire vivre5. Je suis tortue et ne suis jamais si à l’aise que quand je porte une maison. Adieu, chère, je vous embrasse, vous et tous ces enfants et amis que je vais revoir avec vous, et vous encore plus et la dernière.

Eugène Delacroix

 


1 Voir lettre à George Sand du 26 mai 1842.
2 Depuis septembre 1842 George Sand était installée au 5 square d’Orléans ; Delacroix installait son atelier-logement au 54 rue Notre-Dame-de-Lorette.
3 A ce sujet, voir la lettre à Gaultron du 6 octobre 1844.
L’appartement intermédiaire se trouvait rue de la Rochefoucauld, n° 29 (Alexandre, 2005, n. 1 de la page 149). A fin 1944, Delacroix semble loger définitivement rue Notre-Dame de Lorette.
4 Quartier des "Lorettes", "ces femmes qui ne sont ni tout à fait célibataires, ni tout à fait mariées" selon Paul Gavarni, par opposition aux "Grisettes", les ouvrières.
5 Delacroix préparait alors son envoi au Salon de 1845 : la Madeleine dans le désert (vers 1843-45, huile sur toile, 55,5x45 cm, Paris, Musée national Eugène Delacroix), les Dernières paroles de l’empereur Marc-Aurèle (1843-45, huile sur toile, 256x337,5 cm, Lyon, Musée des Beaux-Arts), la Sibylle de Cumes (ou la Sibylle et le rameau d’or ; 1838?, huile sur toile, 130,5x98 cm, New York, Wildenstein & Co.), Le Sultan du Maroc (ou Mulay Abd err-Rhahman, sultan du Maroc, sortant de son palais de Méquinez, entouré de sa garde et de ses principaux officiés ; 1845, huile sur toile, 384x343 cm, Toulouse, Musée des Augustins).
A propos de l’envoi de 1845, voir Jobert, 1997, p. 255-257.

Transcription originale

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21 9br

 

bonne bonne bonne amie votre bonne
lettre me fait un plaisir extrême et l’espoir
de vous embrasser bientot me ravit. Quoi
vous etes dans la tristesse et vous avez eté
atteinte vous même ! Chère amie soignez
vous après ce mal comme quand vous l’aviez.
La maladie que j’ai eue il y a deux ans a
commencé par une espece de fievre muqueuse
qui a mené à cette irritation perpetuelle
des bronches dont je sens encore à present des
atteintes. Je benis donc d’avance Papet pour
le secours dont il doit vous être à tous, comme
je l’ai fait pour l’horoscope qu’il a tiré à
mon sujet. Sauf cette inflammation ou
irritation ou bobo qui revient quand je
me livre à toute mon éloquence, j’ai du reste
une santé parfaite et je me porte mieux qu’à
25 ans et je travaille d’avantage. Il n’y a que
l’indifference qu’il m’avait predite avec le
reste qui n’est pas encore venue ; Helas cette
santé de l’ame je ne la connais pas : je saigne

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toujours de mille piqures qui feraient rire
la plupart des hommes ; je jouis des plus
minces bagatelles et à coté j’ai des montagnes
de soucis : Indifferent ! j’ai bien vu que je ne
puis l’etre quand j’ai vu votre chère ecriture :
C’etait vous que j’embrassais et avec la
tendresse que ce qui est vous me fera toujours
eprouver. On dit toujours la paisible amitié :
il n’y a pas plus de paisible amitié que de
paisible amour : elle est une passion comme
l’amour, elle est aussi fougueuse et souvent ne
dure pas davantage. Vous savez que nous
n’avons pas tout a fait la même theorie à ce
sujet là. Les amitiés qui durent sont très
rares chère amie et je sens à la pensée de
celle que j’ai pour vous que j’ai trop souvent cru
en ressentir pour d’autres et que ce n’en etait
point. L’homme voyez vous et j’y persiste est
une vilaine et affreuse bête : l’affreux moi
c’est à dire l’amour propre, l’interet tous ces
monstres qui nous empechent d’etre bons c’est
à dire de nous aimer dans les autres, sont
toujours là près de nous : ils nous donnent le bras
en même temps que notre ami : un mot souvent
trop franc est un trait [1 mot barré illisible] qui allarme ou

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revolte cette vilaine portion de notre nature.
Je vous assure chere amie que j’ai fait de
vilaines experiences et j’ai du malheur car
personne plus que moi n’a besoin d’epanchement.
Je suis bien heureux à present de la pensée que [lacune]
vais être votre voisin. Mais vous allez voir
combien j’ai eu d’ennuis à subir pour cela et
que je ne suis pas au bout. Les travaux qu’on
avait à faire pour moi ont eté commencés trop
tard, de sorte qu’au moment du démenagement
rien n’eait prêt, les plâtres humides et les
ouvriers partout : j’ai eté obligé de louer un
second appartement près du premier de sorte
que je ne suis nulle part : je vais dans mon
atelier qui n’est pas chez moi et je ne scais
quand je pourrai m’etablir definitivement.
Au moins chère amie n’allez pas démenager
encore quand une fois je me serai casé. Le
sort est assez malin pour me jouer encore
ce tour. Ce nouveau quartier est fait pour
etourdir un jeune homme aussi ardent que
moi. Le premier objet qui a frappé les yeux
de ma vertu en arrivant ç’a eté une magni-
-fique Lorette de la grande espèce, toute vetue
de satin et de velours noir ; qui en descendant
de cabriolet et avec une insouciance de Deesse, m’a

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laissé voir sa jambe jusqu’au nombril.
Je passe sous silence les autres rencontres aux
quelles j’ai deja eté exposé et qui me feront
peut etre chanceler dans le chemin de la sagesse.
– je n’ai vu personne depuis des siècles a qui
j’ai pu demander de vos nouvelles. Je viens
de recevoir un mot de Mde Marliani qui
m’apprend son retour de Normandie et je n’ai
pu encore aller la voir : je ne serai donc pas
encore exposé à parler de votre retour sur le
quel je compte bien chère amie pour le
moment où vous me le promettez.

Je n’ai pas le courage de vous gronder pour
les excès de travail. J’eprouve bien comme
vous que ce n’est qu’à cette condition qu’on
peut eviter l’ennui. Je me lance encore à l’heure
qu’il est et je commence aujourdhui même
une enorme besogne qui va m’ecraser jusqu’au
Salon et pourtant me faire vivre. Je suis
tortue et ne suis jamais si a l’aise que
quand je porte une maison. – adieu chère, je
vous embrasse vous et tous ces enfants et
amis que je vais revoir avec vous et vous encore
plus et la derniere. —

EugDelcx

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