Lettre à George Sand, été 1844

  • Cote de la lettre ED-IN-1844-XXX-XX-A
  • Auteur Eugène DELACROIX
  • Destinataire George SAND
  • Date -- 18[44]
  • Lieux de conservation Paris, bibliothèque de l'INHA, collections Jacques Doucet
  • Éditions précédentes L’Art vivant, 1er septembre 1930, p. 706. Joubin, Corr. gén, t. II, p. 174-175. Alexandre, 2005, p. 145-146.
  • Enveloppe Non
  • Nombre de pages écrites 3
  • Présence d’un croquis Non
  • Dimension en cm 18,9x24,8
  • Cachet de cire Non
  • Nature du document Lettre Autographe Signée
  • Cote musée bibliothèque Ms. 236 pièce 38
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Transcription modernisée

Chère amie, votre bonne lettre me fait grand plaisir et grand peine. Elle rouvre une blessure et me montre tout le poids de mes chaînes. Le petit Chopin et Maurice1 vous diront la vie que je mène et les obligations qui me retiennent ; et cependant, s’il est un désir sincère au monde, c’est celui qui me ferait aller vous demander quelques jours de repos après un travail qui est fort rude, je vous assure. Heureusement que ma santé est bonne et que je peux suffire. Il va me tomber au mois d’octobre un affreux déménagement à faire2. J’avais pensé qu’il pourrait être fait petit à petit, mais l’appartement sera à peine prêt et il est à présent rempli de maçons et de charpentiers. Si vous étiez près de Paris, j’aurais été quinze jours chez vous, en détail, avec beaucoup de facilité, parce que quand je suis sur les dents, je vais me reposer deux jours, trois jours, jamais davantage. Vous savez que je ne puis me passer des beaux jours pour terminer mon ouvrage3. Mais je vous en dis bien long inutilement. La vraie preuve, c’est mon chagrin [de] ne vous pas voir et même un coin d’espoir tenace qui me montre, dans le brouillard, la possibilité de m’échapper pour vous voir, quoique je sente que c’est impossible. Pardonnez-moi donc, chère amie, d’être malheureux. Ce beau Nohant, si beau parce que vous y êtes, envoyez de ma part à tous ces arbres mes tendresses d’ami. Vous savez comme j’aime les jardins, les fleurs. Je crois que c’est pour ça que je vous aime tant. C’est que personne n’a peint comme vous cette divine nature. À propos, a-t-on tiré le canon quelque part pour votre Bonne Déesse de la pauvreté4 ? Admirable inspiration, qui m’a tiré des larmes. Le siècle roule avec la même indifférence, dans son cours vulgaire, les banalités, les turpitudes, dont il est si prodigue, et les sublimes élans comme ceux de votre chère muse, que j’embrasse, malgré sa qualité [de] pucelle, avec toute l’ardeur qu’elle mérite. Adieu, chère femme, vous venez encore de travailler, vous vous tuerez, chère amie ! Gardez quelque chose pour nous.

Adieu et pardonnez-moi.

Eugène Delacroix

Ils vous diront mes ennuis et mes embarras. Mille tendresses à Solange.


1 Selon Joubin, la lettre fut confiée à Chopin et Maurice qui retournaient à Nohant (t. II, n. 1, p. 174) ; selon Alexandre, elle fut transmise à Sand par Chopin après le 3 septembre, son départ de Paris (Alexandre, 2005, note 4, p. 253). Voir note suivante quant à la datation.
2 Il s’agit du déménagement de son atelier au 54 rue Notre-Dame-de-Lorette. Selon Françoise Alexandre, la datation de Joubin (juin 1844) n’est pas possible du fait de cette allusion de Delacroix à son prochain déménagement du mois d’octobre (Alexandre, 2005, note 4, p. 253). Elle date la lettre des environs du 29 août au 3 septembre 1844.
3 Delacroix parle sans doute ici de se grands travaux décoratifs, les bibliothèques du Palais Bourbon et du palais du Luxembourg.
4 La bonne Déesse de la pauvreté, ballade qui paraît dans La Revue indépendante, (t. 12, 1844), dans l’épilogue du roman de George Sand, la Comtesse de Rudolstadt.

Transcription originale

Page 1

Chere amie votre bonne lettre
me fait grand plaisir et grand peine.
Elle rouvre une blessure et me montre
tout le poids de ma chaine. Le petit chopin
et maurice vous diront la vie que je
mène et les obligations qui me retiennent ;
et cependant s’il est un desir sincere
au monde c’est celui qui me ferait aller
vous demander quelques jours de repos après
un travail qui est fort rude je vous assure.
heureusement que ma santé est bonne et
et que je peux suffire. Il va me tomber au
mois d’octobre un affreux demenagement à
faire. J’avais pensé qu’il pourrait etre fait
petit à petit, mais l’appartement sera a peine
prêt et il est à present rempli de maçons
et de charpentiers. Si vous etiez pres de Paris
j’aurais eté quinze jours chez vous en detail
avec beaucoup de facilité, parceque quand je

Page 2

Je suis sur les dents, je vais me
reposer deux jours trois jours jamais
davantage. Vous savez que je ne puis
me passer des beaux jours pour terminer
mon ouvrage. – mais je vous en dis bien
long inutilement. la vraie preuve c’est
mon chagrin ne vous pas voir et même
un coin d’espoir tenace qui me montre
dans le brouillard la possibilité de
m’echapper pour vous voir quoique je sente
que c’est impossible. Pardonnez moi donc
chere amie d’être malheureux. Ce
beau Nohant si beau parceque vous y etes,
envoyez de ma part à tous ses arbres mes
tendresses d’ami. Vous savez comme j’aime
les jardins, les fleurs. je crois que c’est pour
ça que je vous aime tant. C’est que personne
n’a peint comme vous cette divine nature.
A propos ; a t’on tiré le canon quelque part
pour votre bonne deesse de la pauvreté : admi-

Page 3

-rable inspiration qui m’a tiré des
larmes. Le siecle roule avec la même
indifference dans son cours vulgaire
les banalités, les turpitudes dont il est
si prodigue et les sublimes elans comme
ceux de votre chère muse que j’embrasse,
[plusieurs mots barrés illisibles] malgré sa qualité pucelle
avec tout l’ardeur qu’elle merite. adieu
chère femme, vous venez [1 mot barré illisible] encore [mot interlinéaire] de travailler
vous vous tuerez chere amie. Gardez quelque-
-chose pour nous.

Adieu et pardonnez moi.

Eudx

 

Ils vous diront mes ennuis et mes embarras.
Mille tendresses a Solange —

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