Lettre à George Sand, 5 septembre 1838

  • Cote de la lettre ED-IN-1838-SEPT-05-A
  • Auteur Eugène DELACROIX
  • Destinataire George SAND
  • Date 05 Septembre 18[38]
  • Lieux de conservation Paris, bibliothèque de l'INHA, collections Jacques Doucet
  • Éditions précédentes Joubin, Correspondance générale, 1936-38
    , t. II, p. 21-22. Alexandre, 2005, p. 91-92.
  • Enveloppe Non
  • Nombre de pages écrites 4
  • Présence d’un croquis Non
  • Dimension en cm 18,9x25,4
  • Cachet de cire Non
  • Nature du document Lettre Autographe Signée
  • Cote musée bibliothèque Ms. 236 pièce 8
Agrandir la page 1
Agrandir la page 2
Agrandir la page 3
Agrandir la page 4

Transcription modernisée

Valmont, 5 septembre [1838]

 

Chère femme, je ne suis campé d’une manière un peu stable que depuis deux ou trois jours. J’ai été excessivement ballotté depuis que j’ai quitté Paris et l’ennui a tout à fait dépassé le plaisir, si ce n’est la mer que je revois toujours avec un nouveau plaisir. Comme Louis-Philippe [avec] ses chers députés, j’ai vu beaucoup de figures de provinciaux insupportables, beaucoup de tables d’hôtes et de beaux esprits, beaucoup d’auberges et très peu de garde-robes à l’anglaise1 (pardonnez-moi la vulgarité, mais l’extrême importance du détail [la justifie]), enfin j’ai eu beaucoup d’ennuis multipliés les uns par les autres. J’en ai été à ce point – pour passer une journée entière à Dieppe, ville atrocement ennuyeuse où je ne connais personne – d’aller m’enfermer dans la bibliothèque de la ville, où j’ai lu L’Hist[oire] du Bas-Empire de Lebeau2 pour me distraire de mes propres catastrophes. Encore, dans cette espèce de grenier où une centaine de bouquins courent les uns après les autres et jouent aux quatre coins avec les rats, n’ai-je pu reposer ma tête. On ne m’y a souffert qu’une heure environ, parce que c’était l’heure du dîner du directeur de l’établissement. Je suis ici dans le lieu le plus enchanté, mais il m’y manque trop de choses. Il a seulement un grand avantage, c’est de me faire trouver la peinture facile, attendu que je suis privé des moyens d’en faire. Il n’en est pas de même à Paris, où je n’ai aucune raison de ne point travailler. Cet endroit-ci est une ancienne abbaye de moines riches, avec une superbe église en ruine et des eaux, des jardins ravissants. Cela attriste un peu. On se trouve ici furieusement désarmé contre une foule d’émotions, que le bruit qui vous entoure vous aide à combattre à Paris. Il y a même des revenants dans le jardin et auxquels tout le monde croit ; mais les véritables sont pour moi trop réels, quoique dans mon imagination. Ce sont de chers fantômes en jupon que je m’attends à chaque instant à voir au coin des allées obscures et le long des ruisseaux courants, dignes des bosquets de l’Arioste3. Jamais lieu ne fut plus propre à vous percer de plus de ces piqûres, qui ne tuent pas mais qui désolent. Le bonheur est-il le seul instant où on le goûte ? Mais alors n’est-il pas trop cruel de le payer un million de fois par des regrets ? On peut alors douter même qu’il ait existé. Il n’y a que l’espoir de le retrouver qui puisse consoler de l’avoir perdu. Savourez, chère bonne, ces précieuses gouttes de miel4. Vous êtes si digne d’être aimée ! Vous n’êtes ni une précieuse, ni une coquette. Vous estimez à sa valeur la sotte tactique de mon sexe comme du vôtre, dans cette guerre qu’ils appellent de l’amour. Je vous souhaiterai même, et peut-être malgré vous, une petite dose d’ou[bli] après les temps d’enchantement. J’en voudrais trouver ici, je l’espérais presque, mais il faud[rait] pour cela d’autres distractions que celles que je trouve. Mille pardons de l’atroce écriture. Je ne peux plus tenir une plume. Il me prend une impatience nerveuse sitôt que j’en tiens une. C’est à la lettre. Je vous embrasse. Mille [choses] à Chopin, aux bons amis que vous voyez,  Madame Marliani en tête. J’ai embrassé votre bon et aimable fils à Rouen5. Il vous aura conté nos exclamations en nous revoyant. Je le rembrasse ici. Adieu.

chez M. Bataille à Valmont
Seine-Inférieure


1 "Garde-robes à l’anglaise" c’est-à-dire des water-closets. (Alexandre, 2005, p. 228, n. 7 de la page 91).
2 Le Beau, Charles (1701-1778), Histoire du Bas-Empire en commençant à Constantin Le Grand, Paris, Desaint et Saillant, 1757-1817, 29 volumes. Edition revue, augmentée et corrigée par De Saint-Martin et Brosset jeune de 1824 à 1836.
3 Ludovico Ariosto, dit l’Arioste (1474-1533), poète italien de la Renaissance, est l’auteur du célèbre Roland furieux (poème épique en 46 chants) publié en 1516 puis augmenté en 1521 et 1532. Son oeuvre fut une source d’inspiration très importante chez nombre d’écrivains, de musiciens et d’artistes, dont Delacroix. Tardivement et parvenu à la maturité, ce dernier traite plusieurs sujets d’après Roland Furieux dont Marphise et Pinabello en 1852 (Baltimore, The Walters Art Gallery), Roger délivrant Angélique vers 1856 (Grenoble, musée de Grenoble), Angélique et Medor blessé en 1860 (Sydney, Art gallery of Nex South Wales) (Jobert, 1997, p. 287. Alexandre, 2005, p. 228, n.1 de la page 92).
4 Selon Françoise Alexandre, Delacroix fait allusion à la lune de miel de Sand avec Chopin (Alexandre, 2005, p. 228, n. 2 de la page 92).
5 Son fils Maurice est à Rouen avec son précepteur Mallefille (voir n. 1 de la lettre à G. Sand, 1837) (Alexandre, 2005, p. 228, n. 3 de la page 92).

Transcription originale

Page 1

Valmont 5 7bre

 

Chère femme je ne suis campé
d’une maniere un peu stable que depuis
deux ou trois jours. J’ai ete excessivement
balotté depuis que j’ai quitté Paris et
l’ennui a tout à fait passé le plaisir.
Si ce n’est la mer que je revois toujours
avec un nouveau plaisir - Comme
Louis Philippe ses chers deputes, j’ai
vu beaucoup de figures de provinciaux
insupportables, beaucoup de tables d’hotes et
de beaux esprits, beaucoup d’auberges et
très peu de garde robes à l’anglaise -
(pardonnez moi la vulgarité, mais l’extreme
importance du detail) enfin j’ai eu beaucoup
d’ennuis multipliés les uns par les autres.
J’en ai ete [un mot barré illisible] à ce point, pour passer une

 

Page 2

journée entiere [un mot taché illisible] a Dieppe, ville
atrocement ennuyeuse où je ne connais
personne, d’aller m’enfermer dans la
bibliothèque de la ville où j’ai lu l’hist[oire]
du bas empire de Lebeau pour me distraire de
mes propres catastrophes. Encore, dans cette
espece de grenier, ou une centaine de
bouquins courent les uns après les autres et
jouent aux quatre coins avec les rats, n’ai-je
pu reposer ma tete. On ne m’y a souffert
qu’une heure environ, parce que [mot barré illisible] C’était
l’heure du dîner du directeur de l’établt.
Je suis ici dans le lieu le plus enchanté
mais il m’y manque trop de choses. Il
a seulement un grand avantage, c’est de
me faire trouver la peinture facile attendu
que je suis privé du moyen d’en faire. Il
n’en est pas de meme a Paris où je n’ai

 

Page 3

aucune [mot barré illisible] raison de ne point tra-
-vailler. Cet endroit ci est une ancienne
abbaye de moines riches avec une superbe
eglise en ruine et des eaux, des jardins
ravissants. Cela attriste un peu. On se trouve
ici furieusement désarmé contre une
foule d’emotions que le [mot interlinéaire] bruit qui vous entoure
vous aide à combattre a Paris. Il y a
même des revenants dans le jardin et
auxquels
auxquels [mot interlinéaire] tout le monde croit : mais
les véritables sont pour moi trop réels quoique
dans mon imagination. Ce sont de chers
fantômes en juppons que je m’attends à chaque
instant à voir au coin des allées obscures

et le long des ruisseaux courants, dignes

des bosquets de l’arioste. Jamais lieu

ne fut plus propre à vous percer de plus

de ces piqûres qui ne tuent pas mais qui

désolent. Le bonheur est-il le seul instant

où on le goûte ? Mais alors, n’est-il pas

 

Page 4

trop cruel de le payer un million de
fois par des regrets. On peut alors douter
meme qu’il ait existé. Il n’y a que l’espoir
de le retrouver qui puisse consoler de l’avoir
perdu. Savourez chere bonne ces précieuses
gouttes de miel. Vous etes si digne d’être
aimée ! Vous n’etes ni une précieuse ni
une coquette. Vous estimez à leur [mot barré illisible]
valeur la sotte tactique de mon sexe comme
du vôtre dans cette guerre qu’ils appellent
de l’amour. Je vous souhaiterai même
et peut être malgré vous, une petite dose d’ou[bli]
après les temps d’enchantement. J’en voudrais
trouver ici, je l’esperais presque : mais il faud[rait]
pour cela d’autres distractions que celles que
je trouve. Mille pardons de l’atroce écriture. Je ne
peux plus tenir une plume. Il me prend une impatience
nerveuse sitot que j’en tiens une. C’est à la lettre.
Je vous embrasse. Mille à Chopin, aux bons amis que
vous voyez Mme Marliani en tête. – J’ai embrassé
votre bon et aimable fils à Rouen. il vous aura
conté nos exclamations en nous revoyant. Je le
rembrasse ici - adieu.

chez Mr Bataille à Valmont
Seine Inférieure.

 

Précédent | Suivant