Lettre à George Sand, 20 novembre 1847

  • Cote de la lettre ED-IN-1847-NOV-20A
  • Auteur Eugène DELACROIX
  • Destinataire George SAND
  • Date 20 Novembre 18[47]
  • Lieux de conservation Paris, bibliothèque de l'INHA, collections Jacques Doucet
  • Éditions précédentes L’Art vivant, 15 septembre 1930, p. 753. Joubin, Corr. gén, t. II, p. 330-332.
  • Enveloppe Non
  • Nombre de pages écrites 4
  • Présence d’un croquis Non
  • Dimension en cm 27x20,8
  • Cachet de cire Non
  • Nature du document Lettre Autographe non Signée
  • Cote musée bibliothèque Ms. 236 pièce 49
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Transcription modernisée

20 novembre

C’est moi qui suis le coupable, bonne et chère amie. Je l’avais reçue, cette bonne et grande lettre toute pleine d’amitié et de votre sainte indignation1. Dans mon contentement j’avais mis la main à la plume : c’est pour le coup que vous auriez eu de l’ontologie, de la fricologie, de la crapaulogie, que sais-je ? Je bouillonnais d’impatience de faire chorus avec vous contre vos confrères – confrères, bon Dieu ! Eh bien ! j’ai remis au lendemain à cause de la plus bête interruption et me voilà prévenu par votre bonté. Faut-il vous dire pour m’excuser que j’ai été accablé de travail ? Cela serait vrai, mais enfin je m’en veux encore. J’ai éprouvé un grand chagrin. J’ai perdu ma bonne tante2, que j’aimais comme une mère. C’était une femme d’un grand caractère et chez qui (chose rare) les qualités de l’âme avaient le pas sur tout : il aurait fallu l’admirer quand on ne l’eût pas aimée ; vous jugez donc du vide que cela me fera dans ma vie déjà bien seule. Vivez donc, chère amie, soignez cette étincelle précieuse qui vous fait non seulement vivre, mais aimer et être aimée. J’éprouve déjà bien qu’on vit véritablement dans les autres ; chacun des êtres nécessaires à notre existence qui disparaît à son tour emporte avec lui un monde de sentiments qui ne peuvent revivre avec aucun autre : qu’est-ce que c’est donc qu’un vieillard et que regrettent-ils en quittant ce monde ?

Votre fureur contre les littérailleurs me paraît arriver au niveau de la mienne : c’est une vile engeance. Il se disent les prêtres d’un temple dont ils ne sont pas dignes d’être les portiers et, ne vous y trompez pas, tout dans ce siècle est à l’unisson : le boursouflé y est partout le compagnon assidu du vide. J’ai vu hier l’opéra de ce fameux Verdi3 qui excitait l’enthousiasme de ce jeune musicien allemand que j’ai vu chez vous. Verdi, ou Merdi, fait fureur aujourd’hui : c’est le ressassement de toute la défroque de Rossini, moins les idées : rien, mais du bruit. On voudra en avoir votre avis, on le discutera devant vous : il faudra y aller bon gré mal gré, mais vous irez sans moi, je vous jure. Je pensais tout le temps à votre pauvre Mme Viardot, dont la destinée est inévitablement, si elle veut vivre, de chanter désormais à perpétuité la musique de ces gredins-là. Où est Chopin, où est Mozart, où sont les prêtres du Dieu vivant, où êtes-vous ?

Vous avez vu, chère amie, le plus beau de ma peinture, j’entends quant à l’idée, dans l’article en question, qui a pour moi le mérite d’avoir été fait par un homme que je ne connais pas et que je ne savais pas au monde4. Il s’est pris d’un beau feu pour mon mérite et un peu pour ses propres idées, car je crois qu’il a plus regardé au-dedans de lui-même en écrivant toutes ces belles choses, qu’il ne les a réellement vues dans ma peinture. Si ce n’était même à propos de moi qu’il a écrit tout cela (excusez la modestie), je vous dirais que c’est tant pis pour la peinture qui fait voir tant de choses. Ce qui fait le beau dans cette industrie-là consiste surtout dans les choses que la parole n’est pas habile à exprimer. Vous me comprenez du reste et une phrase de votre lettre dit assez combien vous sentez les limites nécessaires à chacun des arts, limites que vos confrères portiers et savetiers franchissent avec une aisance admirable. Chère amie, revenez vite, ne vous enrhumez pas trop dans vos courses avant de venir. Si vous vous ennuyez encore ici, eh bien, nous nous plaindrons ensemble ! J’allais vous dire une bêtise, une phrase d’Irlandais, à savoir qu’on éprouve du plaisir à partager son ennui avec une personne amusante. Je vous embrasse mille fois, vous ne m’ennuyez jamais, je vous désire et vous attends. Embrassez tout ce qui vous entoure. Préparez ce pauvre Chopin à la rude musique qu’il va trouver par ici, adieu, adieu.



1 En référence au procès intenté par la Société des gens de Lettres à George Sand à propos de l’édition de La Mare au diable (1846).
2 Félicité Riesener, née Longrois (1786-1847). Elle épouse en 1807 Henri-François Riesener. De leur union naîtra Léon Riesener (1808-1878), cousin d’Eugène Delacroix.
3 Jérusalem, opéra en quatre actes de Giuseppe Verdi, donné pour la première fois à l’Opéra  le 20 novembre 1847.
4 Louis de Ronchaud, "La peinture monumentale en France", Revue indépendante, 10-25 novembre 1847. L’article traitait notamment des décors conçus par Delacroix pour la Chambre des Députés et pour le Sénat.

Transcription originale

Page 1

20 9bre

C’est moi qui suis le coupable, bonne
et chère amie. Je l’avais reçue cette bonne
et grande lettre toute pleine d’amitié et
de votre sainte indignation. dans mon
contentement j’avais mis la main à la
plume : C’est pour le coup que vous auriez eu
de l’ontologie de la fricologie de la crapaulogie
que sais je ! Je bouillonnais d’impatience de
faire chorus avec vous contre vos confrères,
confrères Bon dieu !.. Eh bien j’ai remis au
lendemain à cause de la plus bête interruption
et me voila prévenu par votre bonté. Faut il
vous dire pour m’excuser que j’ai eté accablé
de travail ; cela serait vrai, mais enfin je
m’en veux encore – J’ai éprouvé un grand
chagrin. J’ai perdu ma bonne tante que
j’aimais comme une mère. C’était une femme
d’un grand caractere et chez qui (chose rare)
les qualités de l’ame avaient le pas sur tout : Il

20 novembre

 

C’est moi qui suis le coupable, bonne

et chère amie. Je l’avais reçue cette bonne

et grande lettre toute pleine d’amitié et

de votre sainte indignation. Dans mon

contentement j’avais mis la main à la

plume : C’est pour le coup que vous auriez eu

de l’ontologie de la fricologie de la crapaulogie

que sais je ! Je bouillonnais d’impatience de

faire chorus avec vous contre vos confrères,

confrères Bon dieu !.. Eh bien j’ai remis au

lendemain à cause de la plus bête interruption

et me voila prévenu par votre bonté. Faut il

vous dire pour m’excuser que j’ai été accablé

de travail ; cela serait vrai, mais enfin je

m’en veux encore – J’ai éprouvé un grand

chagrin. J’ai perdu ma bonne tante que

j’aimais comme une mère. C’était une femme

d’un grand caractère et chez qui (chose rare)

les qualités de l’âme avaient le pas sur tout : Il

Page 2

aurait fallu l’admirer quand on ne l’eut
pas aimée ; vous jugez donc du vide que cela
me fera dans ma vie déjà bien seule. Vivez
donc chère amie, soignez cette étincelle
precieuse qui vous fait non seulement vivre,
mais aimer et etre aimée. J’eprouve déja
bien qu’on vit veritablement dans les autres ;
chacun des êtres necessaires à notre existence
qui disparaît à son tour emporte avec lui
un monde de sentiments qui ne peuvent revivre
avec aucun autre : qu’est ce que c’est donc qu’un
vieillard et que regrettent ils en quittant ce monde ?
/ / Votre fureur contre les littérailleurs me
parait arriver au niveau de la mienne : c’est
une vile engeance. Il se disent les prêtres
d’un temple dont ils ne sont pas dignes d’être
les portiers et ne vous y trompez pas, tout dans
ce siècle est à l’unisson : le boursoufflé y est
partout le compagnon assidu du vide. J’ai
vu hier l’opera de ce fameux Merdi qui excitait
l’enthousiasme de ce jeune musicien allemand
que j’ai vu chez vous : Verdi ou Merdi fait fureur
aujourd’hui : c’est le ressassement de toute la
defroque de Rossini, moins les idées : rien, mais du
bruit. – On voudra en avoir votre avis, on le
discutera devant vous : il faudra y aller bon gré mal gré [2 mots interlinéaires]

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mais vous irez sans moi je vous jure. – je pensais
tout le temps à votre pauvre Mme Viardot dont
la destinée est inévitablement si elle veut vivre de
chanter désormais à perpetuité la musique de ces
gredins là. Où est Chopin, où est Mozart, où
sont les prêtres du Dieu vivant, où etes vous !
/ Vous avez vu chère amie le plus beau de ma
peinture, j’entends quant à l’idée dans l’article
en question, qui a pour moi le merite d’avoir eté
fait par un homme que je ne connai pas et que
je ne savais pas au monde. Il s’est pris d’un beau
feu pour mon mérite et un peu pour ses propres
idées [mot interlinéaire sur mot barré], car je crois qu’il a plus regardé au dedans
de lui-même en ecrivant toutes ces belles choses
qu’il ne les a reellement vues dans ma peinture :
Si ce n’était même à propos de moi qu’il a écrit
tout cela (excusez la modestie) je vous dirais que
c’est tant pis pour la peinture qui fait voir tant
de choses. Ce qui fait le beau dans cette industrie
là consiste surtout dans les choses que la parole
n’est pas habile à exprimer. Vous me comprenez du
reste et une phrase de votre lettre dit assez combien
vous sentez les limites necessaires à chacun des
arts, limites que vos confrères portiers et savetiers
franchissent avec une aisance admirable. Chère
amie revenez vite : ne en vous enrhumez pas trop

Page 4

dans vos courses avant de venir. Si vous
vous ennuyez encore ici, eh bien nous nous
plaindrons ensemble ; j’allais vous dire une
bêtise, une phrase d’irlandais, à savoir qu’on
eprouve du plaisir à partager son ennui
avec une personne amusante. Je vous embrasse
mille fois, vous ne m’ennuyez jamais, je vous
désire et vous attends. Embrassez tout ce qui
vous entoure : Préparez ce pauvre Chopin à la
rude musique qu’il va trouver par ici adieu
adieu.

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