Lettre à George Sand, 25 novembre 1860

  • Cote de la lettre ED-IN-1860-NOV-25-A
  • Auteur Eugène DELACROIX
  • Destinataire George SAND
  • Date 25 Novembre 1860
  • Lieux de conservation Paris, bibliothèque de l'INHA, collections Jacques Doucet
  • Éditions précédentes Joubin, Correspondance générale, 1936-38
    , t. IV, p. 211-213. Alexandre, 2005, p. 215-216.
  • Enveloppe Non
  • Nombre de pages écrites 4
  • Présence d’un croquis Non
  • Dimension en cm 20,7x26,2
  • Cachet de cire Non
  • Nature du document Lettre Autographe Signée
  • Cote musée bibliothèque Ms. 236 pièce 85
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Transcription modernisée

Ce 25 novembre 1860

 

Chère amie, votre lettre m’a comblé de joie mais on avait raison de vouloir vous empêcher de l’écrire1 : pour Dieu, défiez-vous des tentations d’écriture et de travail quelconque. J’ai payé cher à plusieurs reprises, après maintes indispositions dont j’ai pris l’habitude, le plaisir de travailler trop tôt et je suis toutes les fois retombé dans la même sottise. Cet hiver, j’ai gardé le coin du feu quatre mois et suis encore retombé, après une tentative de travail, dans une langueur dont je ne me suis tiré que par un régime qui me réussit encore et qui m’a rendu mes forces : c’est de n’être jamais en repos, d’être sans cesse dans le chemin de fer ou grimpé sur mes échelles. À l’heure qu’il est je me porte bien, mais vous n’en êtes encore ni à courir sur la route, ni surtout à reprendre votre divine plume : n’écoutez point les sollicitations de cette imagination charmante qui vous a soufflé La Ville noire2, votre marquis aimable et philosophe3 et surtout sa charmante amie et tant d’autres charmants caractères que vous faites vivre pour nous consoler de vivre avec de vrais vivants.

Sachez, ma bien chère amie, que quelques années de trop, qui délient dans l’intelligence certains ressorts, rendent singulièrement lourds ceux qui nous font mouvoir et digérer. Je crois singulièrement au perfectionnement de notre esprit (je parle d’un bon esprit, sain naturellement et surtout juste). Il ne s’affaiblit pas avec l’âge (l’esprit), quand on en a véritablement ; mais ô condition cruelle de l’implacable nature, il n’y a bientôt plus ni corps, ni circulation dans ce corps. Je me rappelle ce mot de Thémistocle4, c’est bien ancien, que cite le bon Poussin à la fin de sa vie : « l’homme décline et s’en va quand il commence à bien faire »5.

Bref, vous êtes hors d’affaire : quel bonheur, comme vous le dites si justement, de revoir autour de soi tout ce qu’on aime, et de revenir à cette lumière qui vous montre de si belles choses. Tenons-nous bien, chère amie : il y a dans ce monde de bien vilains objets, mais enfin que trouverons-nous ensuite ? La nuit, l’affreuse nuit. Il n’y aura pas même, c’est du moins mon triste pressentiment, ces tristes limbes dans lesquels Achille, qui n’était plus qu’une ombre, se promenait en regrettant non pas de n’être plus un héros, mais l’esclave d’un paysan pour endurer le froid ou la chaleur sous ce soleil dont, grâce au ciel, nous jouissons encore (quand il ne pleut pas)6.

Je vous embrasse mille fois ainsi que Maurice. J’envoie à M. Manceau mille remerciements de ses bons soins pour vous : dites-lui que je lui recommande de vous empêcher de travailler, bien sérieusement je vous abjure d’avoir cette force. Vous avez des amis autour de vous qui vous distrairont et vous occuperont.

Encore mille remerciements de cœur de votre souvenir.

Eugène Delacroix



1 George Sand est alors gravement malade de la fièvre typhoïde.
2
Le roman La Ville noire de George Sand, publié en volume en 1861, était d’abord paru dans la Revue des Deux Mondes entre le 1er avril et le 1er mai 1860.
3
Référence au Marquis de Villemer, roman de George Sand qui, avant d’être publié en volume, était paru dans la Revue des Deux Mondes entre le 15 juillet et le 15 septembre 1860. Sand l’adapta au théâtre en 1864.
4 Homme d’Etat et stratège athénien, Thémistocle (528-462 av. J.-C.) s’illustre au cours des deuxièmes guerres médiques opposant la cité d’Athènes à l’empire perse des Achéménides (bataille de Salamine, 480 av. J.-C.). Homme d’Etat avisé, ses dérives tyranniques poussent les citoyens athéniens à le frapper d’ostracisme en 471. Thémistocle achève sa carrière politique à la cour de Perse où il s’éteint.
5
Citation issue d’une lettre de Poussin à Paul Fréart de Chantelou (1609-1694) datée du 15 mars 1658. La citation exacte, telle qu’elle apparaît dans Collection de lettres de Nicolas Poussin, Paris, Firmin Didot, 1824, est: "[...] l’homme décline et s’en va lorsqu’il est prêt à bien faire".
6
Dans son Journal, Delacroix recopie, à la date du 25 novembre et avec quelques variantes, le passage allant de " Sachez, ma bien chère amie [...] " à " [...] (quand il ne pleut pas) [...] ".

Transcription originale

Page 1

Ce 25 nov. 1860.

 

Chère amie votre chère lettre m’a
comblé de joie mais on avait raison
de vouloir vous empecher de l’écrire :
pour dieu defiez vous des tentations
d’écriture et de travail quelconque :
j’ai payé cher à plusieurs reprises après
maintes indispositions dont j’ai
pris l’habitude, le plaisir de travailler
trop tôt et je suis toutes les fois retombé
dans la même sottise. Cet hiver j’ai
gardé le coin du feu quatre mois
et suis encore retombé après une
tentative de travail dans une
langueur dont je ne me suis tiré
que par un régime qui me réussit
encore et qui m’a rendu mes forces,
c’est de n’etre jamais en repos, d’etre
sans cesse dans le chemin de fer ou

 

Page 2

grimpé sur mes echelles. à
l’heure qu’il est je me porte bien
mais vous n’en etes encore ni
a courir sur les routes ni surtout
à reprendre votre divine plume :
n’écoutez point les sollicitations
de cette imagination charmante qui
vous a soufflé la ville noire [mot barré illisible]
votre marquis aimable et philosophe
et surtout sa charmante amie et
tant d’autres charmants caractères
que vous faites vivre pour nous conso-
-ler de vivre avec de vrais vivants.

Sachez ma bien chère amie que
quelques années de trop, qui délient
dans l’intelligence certains ressorts
rendent singulièrement lourds
ceux qui nous font mouvoir et
digerer. Je crois singulièrement au
perfectioment de notre esprit (je
parle d’un bon esprit sain naturel-

 

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-lement et surtout juste) : Il ne
s’affaiblit pas avec l’age, (l’esprit)
quand on en a véritablement ; mais
ô condition cruelle de l’implacable
nature, Il n’y a bientôt plus ni
corps, ni circulation dans ce corps
[phrase barrée illisible]. Je me
rappele ce mot de Themistocle, c’est
bien ancien, que cite le bon Poussin
à la fin de sa vie : l’homme décline
et s’en va quand il commence à
bien faire.

Bref vous etes hors d’affaire : quel
bonheur comme vous le dites si
justement de revoir autour de
soi tout ce qu’on aime, et de
revenir à cette lumière qui vous
montre de si belles choses. Tenons nous
bien, chère amie : il y a dans ce
monde de bien vilains objets : mais
enfin que trouverons nous ensuite ? La

 

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nuit, l’affreuse nuit. Il n’y
aura pas même, c’est du moins
mon triste préssentiment, ces tristes
limbes dans lesquels achille
qui n’etait plus qu’une ombre, se
promenait en regrettant, non pas
de n’etre plus un heros, mais l’es-
-clave d’un paysan pour endurer
le froid ou la chaleur [mot barré illisible] sous
ce soleil dont grâce au ciel nous
jouissons encore (quand il ne pleut pas.)

Je vous embrasse mille fois ainsi
que Maurice. J’envoie à M. Manceau
mille remerciements de ses bons soins
pour vous : dites lui que je lui
recommande de vous empecher de
travailler : Bien sérieusement je vous
abjure d’avoir cette force. Vous avez
des amis autour de vous qui vous dis-
-trairont et vous occuperont.

Encore mille remerciements de
cœur de votre souvenir.

Egdelacroix

 

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