Lettre à George Sand, 30 mai 1842

  • Cote de la lettre ED-IN-1842-MAI-30-A
  • Auteur Eugène DELACROIX
  • Destinataire George SAND
  • Lieux de conservation Paris, bibliothèque de l'INHA, collections Jacques Doucet
  • Éditions précédentes L’Art vivant, 1er août 1930
    , p. 599. Joubin, Corr. gén, t. II, p. 104-106. Alexandre, 2005, p. 125-126.
  • Enveloppe Non
  • Nombre de pages écrites 4
  • Présence d’un croquis Non
  • Dimension en cm 21,8x35
  • Cachet de cire Non
  • Nature du document Lettre Autographe Signée
  • Cote musée bibliothèque Ms. 236 pièce 29
  • Cachet de la poste [1er cachet, tronqué] CHATRE // 31 ; [2e cachet, partiellement illisible] PARIS // (60) // 30 MAI ; [3e cachet, tronqué] (35)
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Transcription modernisée

Madame G. Sand

à Nohant, près La Châtre

Indre

 

Lundi matin.

 

Chère amie, je reçois votre mille fois trop bonne lettre. Que vous êtes bons tous pour un triste animal qui ne méritera jamais tant d’aimables prévenances ! Et que vous dirai-je pour tout cela, surtout au moment où je suis pris à la gorge ? Enfin, je suis tout accablé de votre bonté et je vous réponds un mot pour vous le dire mais non pas autant que je le sens. Dites à mon cher petit Chopin que les parties que j’aime, c’est la flânerie dans les allées en parlant de musique et le soir sur un canapé à en entendre quand le Dieu descend sur ses doigts divins. Et chère bonne, ceci est à la lettre : je ne suis ni chasseur, ni marcheur, ni voisineur : j’ai par-dessus tout en horreur le bruit, le mouvement et qu’on s’occupe de moi. Vous et les vôtres, vous voir, vous entendre, végéter près de vous, c’est mon rêve. Et Consuelo1 donc ! Je ne vous ai pas dit combien je l’aime. C’est votre type le plus pur, je n’ai pu avoir jusqu’ici que ce que vous m’avez prêté et je suis bien impatient de la suite. Mais couvez-la bien, cher génie, cette aimable fille de vos plus belles inspirations. Je ne l’ai pas encore suivie en Allemagne, jugez du plaisir qu’il me reste à avoir. Je pars mercredi par la diligence, j’ai préféré cela pour toutes sortes de raisons. Cet en-l’air du courrier m’agitait les nerfs par avance et puis, malgré l’ennui d’être longtemps en voiture, j’aime à pouvoir en descendre quelques fois pour respirer. Je ne voulais pas non plus vous donner l’ennui de vous déranger pour venir au-devant de moi. Je me serais débrouillé très bien avec les indications que vous m’aviez données. Je me couchais en arrivant et j’allais vous rejoindre avec l’aurore. Ne bougez [pas], chère amie, je serai beaucoup plus vermeil et vous n’aurez pas de cahots. Enfin je voudrais pousser le temps par les épaules. Que me dites-vous du mois de juillet ? Grand Dieu, et M. le Grand Référendaire, que dira-t-il dans son Luxembourg2 si le peintre n’est pas bientôt à son poste3 ? Quand donc le peintre cessera-t-il d’encombrer notre parquet ciré ? disent MM. les pairs4. Nous discuterons tout cela en tournant sous les tilleuls ou autres, que je vois d’avance. Je me fais un Nohant en imagination, qui naturellement n’aura pas le moindre rapport avec celui que je vais trouver ; mais vous et tant de bons amis qui y sont, je vous vois d’avance comme vous êtes, et ne puis vous voir assez tôt en réalité. Encore un coup, chère, ne préparez rien pour moi, ne dérangez rien. La campagne, la paix, la solitude sont mêmes choses dans ma pensée. Le calme près de vous pour mater mes maudits nerfs, un trou dans votre ermitage pour oublier les fatigues de Paris, c’est l’idéal pour moi. Adieux encore ; mille bonnes tendresses à Chopin, à Maurice et Solange que j’embrasserai pour la peine. À bientôt chère amie et à vous de cœur.

Eugène Delacroix

 


1 Le roman Consuelo de George Sand paraissait par livraisons depuis février 1842 dans La Revue indépendante.
2 Le Grand Référendaire de la Chambre des Pairs, alors le duc Elie Decazes (1780-1860), nommé en 1834, était interlocuteur de Delacroix quant à la commande de la décoration du la bibliothèque du palais du Luxembourg.
La Chambre des Pairs, substituée au Sénat impérial en juin 1814, siégeait au palais du Luxembourg.
3 A la bibliothèque du palais du Luxembourg.
4 Les membres de la Chambre des Pairs (voir note 2).

Transcription originale

Page 1

Madame G. Sand

à Nohant

Près la Châtre

Indre

Page 2

lundi matin.

Chère amie, je reçois votre mille-fois trop bonne
lettre. Que vous êtes bons tous pour un triste animal
qui ne meritera jamais tant d’aimables prévenances ;
et que vous dirai-je pour tout cela, surtout au moment
où je suis pris à la gorge. Enfin je suis tout accablé de
votre bonté et je vous reponds un mot pour vous le
dire mais non pas autant que je le sens. Dites à
mon cher petit Chopin que les parties que j’aime
c’est la flanerie dans les allées en parlant de musique
et le soir sur un canapé à en entendre quand le
Dieu descend sur ses doigts divins. Et chere bonne,
ceci est à la lettre : je ne suis ni chasseur, ni marcheur,
ni voisineur : j’ai par-dessus tout en horreur le bruit
le mouvement et qu’on s’occupe de moi. Vous et les
votres, vous voir vous entendre, vegeter près de vous, c’est
mon rêve. et Consuelo donc ! Je ne vous ai pas dit
combien je l’aime. C’est votre type le plus pur : je n’ai
pu avoir jusqu’ici que ce que vous m’avez prêté et je
suis bien impatient de la suite. Mais couvez la bien,

Page 3

cher genie, cette aimable fille de vos plus belles
inspirations. Je ne l’ai pas encore suivie en
Allemagne : jugez du plaisir qui me reste à avoir.
// Je pars mercredi par la diligence, j’ai preferé
cela pour toutes sortes de raisons. Cet en l’air du
courrier m’agitait les nerfs par avance - et puis
malgré l’ennui d’etre longtemps en voiture, j’aime
à pouvoir en descendre quelques fois pour respirer.
&& Je ne voulais pas non plus vous donner
l’ennui de vous dérenger pour venir audevant de moi. je
me serais débrouillé très bien avec les indications que vous
m’aviez données. je me couchais en arrivant et
j’allais vous rejoindre avec l’aurore. Ne bougez, chère
amie : je serai beaucoup plus Vermeil et vous
n’aurez pas de cahots. / Enfin je voudrais pa pousser [3 premières lettres interlinéaires]
le temps par les epaules. Que me dites vous du mois de
juillet ! Grand Dieu et Mr le Gd referendaire que
dira-t’il dans son Luxembourg, si le peintre n’est
pas bientôt à son poste ! Quand donc le peintre cessera
-t’il d’encombrer notre parquet ciré disent MrMr.

Page 4

les pairs. Nous discuterons tout cela en tournant sous les
tilleuls ou autres que je vois d’avance. Je me fais un Nohant
en imagination qui naturellement n’aura pas le moindre
rapport avec celui que je vais trouver : mais vous et tant
de bons amis qui y sont, je vous vois d’avance comme vous
êtes, et ne puis vous voir assez tôt en realité. Encore
un coup, chère, ne préparez rien pour moi, ne derangez
rien. La campagne, la paix, la solitude sont mêmes
choses dans ma pensée. Le calme près de vous pour
mater mes maudits nerfs, un trou dans votre
hermitage pour oublier les fatigues de Paris c’est l’ideal
pour moi. adieu encore : mille bonnes tendr[esses]
à Chopin, à Maurice & Solange que j’embrasserai
pour la peine. à bientôt cher amie et à vous de
cœur.

EgDelcx

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