Lettre à George Sand, 10 décembre 1859

  • Cote de la lettre ED-IN-1859-DEC-10-A
  • Auteur Eugène DELACROIX
  • Destinataire George SAND
  • Date 10 Décembre 1859
  • Lieux de conservation Paris, bibliothèque de l'INHA, collections Jacques Doucet
  • Éditions précédentes Joubin, Correspondance générale, 1936-38
    , t. IV, p. 130-132. Alexandre, 2005, p. 211-212.
  • Enveloppe Non
  • Nombre de pages écrites 4
  • Présence d’un croquis Non
  • Dimension en cm 20,8x26,6
  • Cachet de cire Non
  • Nature du document Lettre Autographe Signée
  • Cote musée bibliothèque Ms. 236 pièce 82
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Transcription modernisée

Ce 10 décembre 1859

 

Chère amie,

En voyant l’écriture d’un ingrat qui vous aime de tout son cœur, vous allez vous figurer que je viens vous parler de mon amitié pour vous, malgré mes longs silences1 : point du tout, je veux vous entretenir d’affaires. Je vous dirai plus tard à quelle occasion j’ai mis la main à la plume il y a quelques jours pour vous écrire, désir que je réaliserai sans faute aujourd’hui, relativement au grand objet de ma lettre.

Mon ami Édouard Bertin, qui dirige les Débats2, est venu me voir hier pour me demander si mes relations avec vous me permettaient de vous faire une demande de sa part. J’ai rougi intérieurement tout en répondant bravement que j’étais toujours votre ami. Il désire savoir s’il vous conviendrait de faire pour Le Journal des débats, où je crois qu’il m’a dit que vous aviez eu autrefois quelque chose3, de lui faire, dis-je, une nouvelle dans le genre de celles qui ont paru récemment et entre autres de Jean de la Roche4, qui a le plus grand succès et que mes mauvais yeux ne m’ont pas encore permis de lire, pour vous en dire mon humble avis. Ce ne serait donc pas un véritable roman comme ceux qu’on publiait autrefois dans les feuilletons et qui tenaient un très grand nombre de numéros, et, dans ce que j’ai pu voir par sa conversation, il serait dans un ordre de sentiments qui vont à tous les hommes et à tous les partis possibles, c’est-à-dire ces histoires du cœur ou de la passion où vous excellez. Voulez-vous, chère amie, me dire votre intention à cet égard, que je lui transmettrai5 ? Édouard est un homme que j’aime beaucoup, vous aussi je vous assure, et beaucoup plus que lui encore. Je serais heureux que vous soyez contents l’un de l’autre.

Voici le second point, par lequel je devais commencer il y a huit jours. Mme Viardot vient de jouer Orphée6 ; ce que vous avez de mieux à faire dans ce moment, c’est de prendre la diligence de Châteauroux et de venir à Paris pour la voir dans ce chef-d’œuvre véritablement ressuscité par elle. Rien n’est plus beau que le vrai : jamais vous ne verriez plus clairement ce que vous savez d’ailleurs si bien, comme tous les grands artistes. Vous seriez rassurée aussi en voyant cette autre confirmation, que ce vrai et ce beau sont à l’abri du temps et de la mode, et qu’ils trouveront toujours des cœurs et des esprits pour les comprendre.

Adieu, chère amie : voilà mes deux missions accomplies. Dites-moi que vous m’embrassez tout de même et soyez heureuse comme je le désire.

Eugène Delacroix
Rue de Furstenberg 6
Faubourg Saint-Germain

 


1 À ce jour, aucune lettre de Delacroix à Sand n’est référencée entre celle du 27 janvier 1856 et celle-ci. Le peintre n’aurait-il pas écrit à la romancière durant cette période? La mention en fin de lettre de l’adresse à laquelle il s’était installé en 1857 pourrait le suggérer.
2 En 1854, Édouard Bertin succède à son frère Armand Bertin (1801-1854) à la direction du Journal des débats.
3 François le Champi avait été publié du 31 décembre 1847 au 14 mars 1848 dans Le Journal des Débats.
4 Jean de la Roche de George Sand paraît pour la première fois dans la Revue des Deux Mondes entre le 15 octobre et le 1er décembre 1859.
5 Sand rejette alors la demande de Bertin (voir lettre du 17 décembre 1859) mais publiera plus tard La Famille de Germandre dans le périodique (du 7 au 29 août 1861).
6 La révision par Hector Berlioz (1803-1869) de l’Orphée de Christoph Willibald Gluck (1714-1787), représentée au Théâtre Lyrique avec Pauline Viardot dans le rôle titre, connaît alors un très grand succès. Il est à nouveau question de la venue de Sand au spectacle dans la lettre que lui écrit Delacroix le 17 décembre 1859. Dans son Journal, le peintre écrit à la date du 14 mars 1860: "Mme Sand [...] voulait m’entraîner ce soir à Orphée" (Hannoosh, t. II, p. 1333).

 

 

Transcription originale

Page 1

Ce 10 décembre

1859.

 

Chère amie,

En voyant l’écriture
d’un ingrat qui vous aime de
tout son cœur, vous allez vous
figurer que je viens vous parler
de mon amitié pour vous malgré
mes longs silences : point du tout
je veux vous entretenir d’affaires :
je vous dirai plus tard à quelle
occasion j’ai mis la main à
la plume il y a quelques jours
pour vous écrire, désir que je
réaliserai sans faute aujourd’hui,
relativement au grand objet de ma lettre.

Mon ami Edouard Bertin
qui dirige les debats est venu me
voir hier pour me demander si

 

Page 2

mes relations avec vous me
permettaient de vous faire une
demande de sa part. J’ai
rougi intérieurement tout en
répondant bravement que j’étais
toujours votre ami. Il désire
savoir s’il vous conviendrait de
faire pour le journal des débats
où je crois qu’il m’a dit que vous
aviez eu autrefois quelque chose,
de lui faire dis je une nouvelle
dans le genre de celles qui ont
paru récemment et entre autres
de Jean de la Roche qui a le plus
grand succès et que mes mauvais
yeux ne m’ont pas encore [deux mots interlinéaires] permis [un mot barré illisible] de
lire pour vous en dire mon humble
avis. Ce ne serait donc pas un
véritable roman comme ceux
qu’on publiait autrefois dans les
feuilletons et qui tenaient un très
grand nombre de numéros et dans

 

Page 3

ce que j’ai pu voir par sa conver-
-sation, il serait [deux mots interlinéaires] dans un ordre de sentiments
qui vont à tous les hommes et à
tous les partis possibles, c’est-à-dire
ces histoires du cœur ou de la
passion où vous excellez. Voulez
vous, chère amie, me dire votre
intention à cet egard que je lui
transmettrai. Edouard est un
homme que j’aime beaucoup, vous
aussi je vous assure et beau-
-coup plus que lui encore. Je serais
heureux que vous soyez contents
l’un de l’autre.

Voici le second point par lequel
je devais commencer il y a
huit jours. Mad. Viardot vient
de jouer Orphée : ce que vous avez de
mieux à faire dans ce moment c’est
de prendre la diligence de Château-
-roux et de venir à Paris pour la
voir dans ce chef d’œuvre véritable-
-ment ressuscité par elle. Rien

 

Page 4

n’est plus beau que le vrai : jamais
vous ne verriez plus clairement
ce que vous savez d’ailleurs si bien comme tous les grands artistes. [5 mots interlinéaires]
Vous seriez rassurée aussi en
voyant cette autre confirmation
que ce vrai et ce beau sont à
l’abri du temps et de la mode
et qu’ils trouveront toujours des
cœurs et des esprits pour les
comprendre.

Adieu chère amie : voila
mes deux missions accomplies
dites moi que vous m’embrassez
tout de même et soyez heureuse
comme je le désire.

Eg delacroix
rue de furstemberg 6

Fg St Gain

 

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