Lettre à George Sand, 12 mai 1847

  • Cote de la lettre ED-IN-1847-MAI-12-A
  • Auteur Eugène DELACROIX
  • Destinataire George SAND
  • Date [12] [Mai] 18[47]
  • Lieux de conservation Paris, bibliothèque de l'INHA, collections Jacques Doucet
  • Éditions précédentes L’Art vivant, 15 septembre 1930, p. 754. Joubin, Corr. gén, t. II, p. 314-316. Alexandre, 2005, p. 169-171.
  • Enveloppe Non
  • Nombre de pages écrites 4
  • Présence d’un croquis Non
  • Dimension en cm 26,8x20,7
  • Cachet de cire Non
  • Nature du document Lettre Autographe Signée
  • Cote musée bibliothèque Ms. 236 pièce 47
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Transcription modernisée

Chère amie, je vous envoie tous les vœux de mon cœur avec l’expression de ma reconnaissance pour votre lettre, si bonne et si confiante. C’est une bien grande affaire sans doute et bien sérieuse : mais enfin l’essentiel, c’est que la chère enfant1 suit son penchant et qu’il n’est pas possible qu’elle ne trouve pas quelque bonheur. Je dis quelque bonheur car, vous le dites vous-même dans votre lettre, le bonheur lui-même, c’est-à-dire un état stable et permanent, n’est pas dans les choses de ce monde, pas plus que la durée de la jeunesse et de tout ce qui nous rend la vie si douce au début ; le mariage étant chose plus grave encore que toute autre, c’est toujours beaucoup de gagné que d’y entrer par la porte dorée. Un sentiment si pur et si spontané aura moins la chance de s’égarer que les calculs et les entortillements qu’un vieux désabusé comme moi n’eût pas manqué d’employer dans l’accomplissement d’une pareille affaire : car ma prudence n’est que timidité et j’ai bien souvent envié la résolution de tant de gens que j’ai vus se jeter dans les bras du sort sans arrière-pensée et qui ne s’en sont pas plus mal trouvés. Je ne me regarderais pas cependant comme tout à fait digne de la franche amitié que vous m’avez montrée, si je n’introduisais ici une petite pensée de vieillard concernant le chapitre des intérêts, chapitre immense dans la vie : en un mot, que les arrangements précis et matériels soient soumis par vous à quelques-uns des amis sincères que vous avez là-bas, lesquels, étant entendus en affaires, vous feront prendre des arrangements qui ne pourront en aucune manière blesser un galant homme, mais qui auront pour effet d’assurer l’indépendance de votre fille autant que cela peut être réglé à l’avance. Si j’étais assez jeune et assez heureux pour mériter de devenir votre fils après avoir été votre ami, j’irais, n’en doutez pas, au-devant de toutes propositions de ce genre et je ne doute pas que celui que vous avez choisi pour cet honneur n’en fasse de même.

Pauvre chère amie, je me suis senti tout tumultueux pour vous répondre et toujours, suivant ma f…e habitude, j’ai remis au lendemain pour écrire l’esprit net et le cœur assuré : mais enfin, sans avoir tout à fait conquis l’un et l’autre, je me mets à vous répéter ce que je vous ai dit en commençant, c’est-à-dire que mes souhaits les plus ardents sont pour cette enfant que j’aime comme je vous aime, et que je veux heureuse autant que qui que ce soit au monde. Pour moi, qui ne peux plus rien espérer d’une chaste épouse, si jamais j’en prenais une, si ce n’est de me faire présenter ma tisane dans mes rhumes et d’avoir une main pour me fermer les yeux, je me sentirai revivre dans la bonne Sol et dans ses petits Solangeaux ; et je ne suis pas inquiet dans leur avènement futur, car vous m’avez dit souvent que vous comptiez bien vous voir entourée d’une nuée de petits-enfants.

Oui, je vous verrai à Nohant, chère amie. Quand ? Dieu le sait là-haut. Je viens d’avoir une toute petite fièvre qui m’a tenu deux mois pleins, non pas tout à fait sur le flanc, mais dans l’incapacité de mettre la main à mes outils. Je vais passer quatre ou cinq jours à Champrosay pour achever de me remettre en selle et j’aurai un arriéré de travail à remettre à flot. Vous allez planter bien des beaux choux sur le pignon2, que je trouverai encore verdoyants quand j’arriverai. Mme Marliani vous aura parlé de la santé de Chopin. Il a eu une attaque d’asthme très violente ; mais il est remis à présent, et admirez la civilisation qui semble n’avoir inventé les villes que pour réunir les hommes et qui est cause qu’à la porte de ce cher ami, je n’ai su que huit jours après, et par hasard, qu’il avait été aussi compromis. Le temps qui n’est plus froid va remettre toutes choses. Adieux, chère et bonne amie, je vous embrasse, vous, bien tendrement et bien sincèrement, et envoie à tout ce qui vous entoure les vœux et les tendresses les plus vives.

Eugène Delacroix

 


1 Solange, fille de George Sand. Elle épousa le sculpteur Auguste Clésinger (1814-1883) le 20 mai 1847.
2 Coutume du Berry à l’occasion d’un mariage.

 

Transcription originale

Page 1

Chère amie, je vous envoie tous
les vœux de mon cœur avec l’expression
de ma reconnaissance pour votre lettre
si bonne et si confiante. C’est une bien
grande affaire sans doute et bien sérieuse :
mais enfin l’essentiel c’est que la chère
enfant suit son penchant et qu’il n’est
pas possible qu’elle ne trouve pas quelque
bonheur. Je dis quelque bonheur car
vous le dites vous même dans votre
lettre, le bonheur lui même c’est à dire
un état stable et permanent n’est pas
dans les choses de ce monde, pas plus que
la durée de la jeunesse et de tout ce qui
nous rend la vie si douce au début ;
le mariage étant chose plus grave encore
que tout autre, c’est toujours beaucoup
de gagné que d’y entrer par la porte
dorée. Un sentiment si pur et si spontané
aura moins la chance de s’egarer que

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les calculs et les entortillements qu’un
vieux desabusé comme moi n’eût
pas manqué d’employer dans l’accom-
-plissement d’une pareille affaire : car
ma prudence n’est que timidité et j’ai
bien souvent envié la résolution de
tant de gens que j’ai vu se jetter dans
les bras du sort sans arrière pensée et
qui ne s’en sont pas plus mal trouvés.
Je ne me regarderai pas cependant comme
tout à fait digne de la franche amitié
que vous m’avez montrée, si je n’introduisais
ici une petite pensée de vieillard
concernant le chapitre des interets, chapitre
immense dans la vie : en un mot, que
les arrangements précis et materiels soient
soumis par vous à quelques uns des amis
sincères que vous avez la bas, lesquels étant
entendus en affaires vous feront prendre
[un mot raturé] des arrangements qui ne pourront
en aucune maniere blesser un galant homme,
mais qui auront pour effet d’assurer l’indé-
-pendance de votre fille autant que cela
peut être réglé à l’avance
. Si j’étais assez

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jeune et assez heureux pour meriter
de devenir votre fils après avoir ete
votre ami, j’irais n’en doutez pas audevant
de toute proposition de ce genre et je ne
doute pas que celui que vous avez choisi pour
cet honneur n’en fasse de même.
Pauvre chère amie, je me suis senti tout
tumultueux pour vous repondre et toujours
suivant ma f[incomplet]e habitude j’ai
remis au lendemain pour écrire l’esprit
net et le cœur assuré : mais enfin sans
avoir tout à fait conquis l’un et l’autre
je me mets à vous repeter ce que je vous
ai dit en commençant c’est à dire que
mes souhaits les plus ardents sont pour
cette enfant que j’aime comme je vous aime
et que je veux heureuse autant que qui que
ce soit au monde. Pour moi, qui ne
peux plus rien esperer d’une chaste épouse
si jamais j’en prenais une, si ce n’est de
me faire présenter ma tisanne dans mes
rhumes et d’avoir une main pour me
fermer les yeux, je me sentirai revivre dans
la bonne Sol et dans ses petits Solangeaux :
et je ne suis pas inquiet dans leur avennement
futur, car vous m’avez dit souvent que

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vous comptiez bien vous voir entourée
d’une nuée de [mot raturé] petits enfants.

Oui je vous verrai a Nohant chere
amie : quand : Dieu le sait la haut.
Je viens d’avoir une toute petite fievre qui
m’a tenu deux mois pleins non pas tout à fait
sur le flanc, mais dans l’incapacité de mettre
la main à mes outils. Je vais passer quatre
ou cinq jours à Champrosay pour achever
de me remettre en selle et j’aurai un arriere
de travail à remettre à flot. Vous allez
plante bien des beaux choux sur le pignon
que je trouverai encore verdoyants quand
j’arriverai. – Mad. Marliani vous aura
parlé de la santé de Chopin. Il a eu une
attaque d’asthme très violente : mais il est
remis à présent et admirez la civilisation
qui semble n’avoir inventé les villes que
pour réunir les hommes et qui est cause qu’à
la porte de ce cher ami je n’ai su que huit
jours après et par hasard qu’il avait été aussi
compromis. Le temps qui n’est plus froid
va remettre toutes choses. – Adieux chère et
amie je vous embrasse vous bien
tendrement et bien sincerement et envoie à
tout ce qui vous entoure les vœux et les tendresses
les plus vives.

EugD[elacroi]x

 

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