Lettre à George Sand, 12 septembre 1846

  • Cote de la lettre ED-IN-1846-SEPT-12-A
  • Auteur Eugène DELACROIX
  • Destinataire George SAND
  • Date 12 Septembre 18[46]
  • Lieux de conservation Paris, bibliothèque de l'INHA, collections Jacques Doucet
  • Éditions précédentes L’Art vivant, 1er septembre 1930, p. 709. Joubin, Corr. gén, t. II, p. 285-287. Alexandre, 2005, p. 163-165.
  • Enveloppe Non
  • Nombre de pages écrites 4
  • Présence d’un croquis Non
  • Dimension en cm 20,8x27,2
  • Cachet de cire Non
  • Nature du document Lettre Autographe Signée
  • Cote musée bibliothèque Ms. 236 pièce 46
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Transcription modernisée

12 septembre

Chère amie, je voulais bêtement ne vous écrire que quand j’aurais vu Mme Marliani et j’y avais été deux fois sans la trouver. J’aurais bien mieux fait de suivre mon penchant, c’est-à-dire de vous écrire en arrivant comment j’avais fait la route, mais surtout pour vous dire mon regret de vous quitter et de me trouver ici au milieu d’objets si différents. J’admire votre stoïcisme de prendre comme vous le faites l’insipidité de la vie et, si ce calme n’est que de la résignation, je vous envie au moins votre masque. Moi j’ai la faiblesse de crier quand on m’écorche ou tout au moins de bâiller quand je m’ennuie. N’est-il pas fort triste qu’à mesure que j’avance vers l’âge où l’on nous raconte que le seul bonheur possible est dans la tranquillité, qui résulte de l’impuissance de se remuer, je ne puisse trouver quelque bien-être que dans des émotions ; or cela est synonyme d’agitation, de troubles, attributs de la jeunesse. Il me semble aussi, et c’est une de mes querelles au grand Démiourgos1, que la faculté d’être amusé qu’il m’a donnée est comme celle de digérer, à laquelle il faut des aliments. Vous voulez très justement que tous les hommes aient leur part au pain commun que la terre veut bien accorder à leur sueur ; moi je voudrais quelques fleurs par-dessus le marché pour contenter une autre partie de moi qui est très exigeante. Je laisse là mes fleurs et je reviens à vous, qui êtes un des biens passagers de mon existence. Comment êtes-vous ? Vous aurez repris du mouvement, si vous avez suivi vos projets, et vous y gagnez de la distraction et la santé du corps. Remuez-moi ferme cet avocat sans cause2, au moins pour un mois : c’est un paresseux, qu’il faut promener. Les arguments, les figures de rhétorique vont se reposer pendant que vous le secouez dans le char à bancs. Dites-lui au moins que je regrette bien de n’avoir pas passé quelques jours avec lui.

Chopin aura eu sans doute des nouvelles de M. Franchomme, qui se disposait à lui écrire. Je lui ai remis en mains propres, le lendemain de mon arrivée, le précieux dépôt dont j’étais chargé3 et pour lequel je redoutais les voleurs en route beaucoup plus que pour mes doublons. Quant à l’introuvable palatin de la rue de Rohan4, je n’ai pas eu la satisfaction de l’embrasser comme je l’eusse souhaité, attendu qu’il était sorti quoiqu’il fût matin ou emprisonné dans des guirlandes de roses de manière à ne pouvoir se laisser apercevoir. J’ai remis avec toutes les recommandations imaginables le paquet qui était à son adresse au fidèle perruquier (Chopin m’avait dit que je pouvais m’en fier à cet Achate5). Je n’ai pas besoin de dire à ce cher grand homme de Chopin que je n’ai pas trouvé ici l’équivalent du plaisir qu’il m’a fait si aimablement. C’est une de ces nourritures de l’âme qui sont des plus rares dans ce temps-ci et même dans tous les temps. Je l’embrasse donc tendrement et me rappelle à lui.

Mme Marliani va bien. Elle était déjà préparée par vos lettres à ne pas aller à Nohant. Elle est résignée à ses chagrins et m’a paru, quoique changée, dans un état beaucoup meilleur. Elle pense que vous allez promener Solange, ce qu’au demeurant vous ne ferez peut-être pas mal de faire. Je me mets aux pieds de cette intéressante héroïne en la priant de se soigner et de revenir en santé6. Je prends aussi la liberté de me rappeler à Mlle Augustine7. Mille choses à Maurice avec prière de travailler davantage.

J’ai suivi vos conseils : je me suis arrêté quelques heures à Blois, j’ai vu le château et beaucoup de vieilles choses qui m’ont intéressé. J’avais besoin de cela : j’avais le cœur gros et rien à Paris qui me promît de me dédommager.

Adieux, bonne et chère, soyez, soyez heureuse et ne m’oubliez pas tout à fait, au milieu de vos courses. Vous vous rappellerez en voyant les arbres, les nuages, les plaines verdoyantes que je les aime aussi, que j’en suis privé et que nous les avons vues ensemble.

Adieux mille fois et bien à vous.

Eugène Delacroix



1 En référence à un personnage du Songe de Platon (1756) de Voltaire.
2 François Rollinat (1806-1867), avocat et député de l’Indre (1848-1851), ami de George Sand.
3 Des compositions musicales de Frédéric Chopin.
4 Prince Alexandre Romuald Czartoriski (1811-1886). Epoux de la princesse Marcelline Czartoriska (1817-1894), née Radziwill.
5 Ami et lieutenant d’Enée dans l’Enéide de Virgile, associé à la figure épique de l’ami fidèle.
6 Solange, la fille de George Sand était malade depuis plusieurs mois.
7 Augustine Brault (1824-1905). Fille d’une cousine germaine de la mère de George Sand, recueillie par l’écrivain en 1845 et qu’elle considéra comme sa deuxième fille.

12 septembre

 

Chère amie, je voulais bêtement ne vous écrire que quand j’aurais vu Mme Marliani et j’y avais été deux fois sans la trouver. J’aurais bien mieux fait de suivre mon penchant, c’est-à-dire de vous écrire en arrivant comment j’avais fait la route, mais surtout pour vous dire mon regret de vous quitter et de me trouver ici au milieu d’objets si différents. J’admire votre stoïcisme de prendre comme vous le faites l’insipidité de la vie et, si ce calme n’est que de la résignation, je vous envie au moins votre masque. Moi j’ai la faiblesse de crier quand on m’écorche ou tout au moins de bâiller quand je m’ennuie. N’est-il pas fort triste qu’à mesure que j’avance vers l’âge où l’on nous raconte que le seul bonheur possible est dans la tranquillité, qui résulte de l’impuissance de se remuer, je ne puisse trouver quelque bien-être que dans des émotions ; or cela est synonyme d’agitation, de troubles, attributs de la jeunesse. Il me semble aussi, et c’est une de mes querelles au grand Démiourgos, que la faculté d’être amusé qu’il m’a donnée est comme celle de digérer, à laquelle il faut des aliments. Vous voulez très justement que tous les hommes aient leur part au pain commun que la terre veut bien accorder à leur sueur ; moi je voudrais quelques fleurs par-dessus le marché pour contenter une autre partie de moi qui est très exigeante. Je laisse là mes fleurs et je reviens à vous, qui êtes un des biens passagers de mon existence. Comment êtes-vous ? Vous aurez repris du mouvement, si vous avez suivi vos projets, et vous y gagnez de la distraction et la santé du corps. Remuez-moi ferme cet avocat sans cause, au moins pour un mois : c’est un paresseux, qu’il faut promener. Les arguments, les figures de rhétorique vont se reposer pendant que vous le secouez dans le char à bancs. Dites-lui au moins que je regrette bien de n’avoir pas passé quelques jours avec lui.

Chopin aura eu sans doute des nouvelles de M. Franchomme, qui se disposait à lui écrire. Je lui ai remis en mains propres, le lendemain de mon arrivée, le précieux dépôt dont j’étais chargé et pour lequel je redoutais les voleurs en route beaucoup plus que pour mes doublons. Quant à l’introuvable palatin de la rue de Rohan, je n’ai pas eu la satisfaction de l’embrasser comme je l’eusse souhaité, attendu qu’il était sorti quoiqu’il fût matin ou emprisonné dans des guirlandes de roses de manière à ne pouvoir se laisser apercevoir. J’ai remis avec toutes les recommandations imaginables le paquet qui était à son adresse au fidèle perruquier (Chopin m’avait dit que je pouvais m’en fier à cet Achate). Je n’ai pas besoin de dire à ce cher grand homme de Chopin que je n’ai pas trouvé ici l’équivalent du plaisir qu’il m’a fait si aimablement. C’est une de ces nourritures de l’âme qui sont des plus rares dans ce temps-ci et même dans tous les temps. Je l’embrasse donc tendrement et me rappelle à lui.

Mme Marliani va bien. Elle était déjà préparée par vos lettres à ne pas aller à Nohant. Elle est résignée à ses chagrins et m’a paru, quoique changée, dans un état beaucoup meilleur. Elle pense que vous allez promener Solange, ce qu’au demeurant vous ne ferez peut-être pas mal de faire. Je me mets aux pieds de cette intéressante héroïne en la priant de se soigner et de revenir en santé. Je prends aussi la liberté de me rappeler à Mlle Augustine. Mille choses à Maurice avec prière de travailler davantage.

J’ai suivi vos conseils : je me suis arrêté quelques heures à Blois, j’ai vu le château et beaucoup de vieilles choses qui m’ont intéressé. J’avais besoin de cela : j’avais le cœur gros et rien à Paris qui me promît de me dédommager.

Adieux, bonne et chère, soyez, soyez heureuse et ne m’oubliez pas tout à fait, au milieu de vos courses. Vous vous rappellerez en voyant les arbres, les nuages, les plaines verdoyantes que je les aime aussi, que j’en suis privé et que nous les avons vues ensemble.

Adieux mille fois et bien à vous.

Eugène Delacroix

Transcription originale

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Chere amie je voulais bêtement
ne vous écrire que quand j’aurais vu
Md Marliani et j’y avais été deux
fois sans la trouver. j’aurais bien mieux
fait de suivre mon penchant c’est
à dire de vous écrire en arrivant com-
-ment j’avais fait la route, mais surtout
pour vous dire mon regret de vous
quitter et de me trouver ici au milieu
d’objets si différents. J’admire votre
stoïcisme de prendre comme vous le
faites l’insipidité de la vie, et si ce
calme n’est que de la résignation je vous
envie au moins votre masque. Moi j’ai
la faiblesse de crier quand on m’écorche
ou tout au moins de bailler quand je
m’ennuie. N’est-il pas fort triste qu’à
mesure que j’avance vers l’age où l’on nous
raconte que le seul bonheur possible est dans
la tranquillité qui résulte de l’impuissance
de se remuer, je ne puisse trouver quelque

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bien etre que dans des emotions : or
cela est synonyme d’agitation, de troubles,
attributs de la jeunesse. Il me semble
aussi, et c’est une de mes querelles au
grand Demiourgos que la faculté d’etre
m amusé qu’il m’a donnée est comme
celle de digérer à laquelle il faut des
aliments. Vous voulez tres justement que tous
les hommes aient leur part au pain
commun que la terre veut bien accorder
à leur sueur ; moi je voudrais quelques
fleurs par-dessus le marché pour contenter
une autre partie de moi qui est très
exigente. Je laisse là mes fleurs et je
reviens à vous qui êtes un des biens passagers
de mon existence. Comment êtes-vous ?
Vous aurez repris du mouvement si
vous avez suivi vos projets et vous
y gagnez de la distraction et la santé du
corps. Remuez moi ferme cet avocat
sans cause au moins [2 mots interlinéaires] pour un mois : c’est un pares-
-seux qu’il faut promener. Les argumens,
les figures de rhetoriques vont se reposer pendant

 

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que vous le secouez dans le char à bancs.
Dites lui au moins que je regrette bien de
n’avoir pas passé quelques jours avec lui.

Chopin aura eu sans doute des
nouvelles de Mr Franchomme qui se
disposait à lui écrire. Je lui ai remis en
mains propres le lendemain de mon arrivée
le précieux dépôt dont j’etais chargé et pour
lequel je redoutais les voleurs en route
beaucoup plus que pour mes doublons. quant
à l’introuvable palatin de la rue de Rohan,
je n’ai pas eu la satisfaction de l’embrasser
comme je l’eusse souhaité attendu qu’il etait
sorti quoiqu’il fut matin ou emprisonné
dans des guirlandes de roses de manière à
ne pouvoir se laisser apercevoir. J’ai remis
avec toutes les recommandations imagiables
le paquet qui etait à son adresse au fidèle
perruquier (Chopin m’avait dit que je pouvais
m’en fier à cet Achate). je n’ai pas besoin de
dire à ce cher grand homme de Chopin que je
n’ai pas trouvé ici l’équivalent du plaisir qu’il
m’a fait si aimablement. C’est une de ces
nourritures de l’âme qui sont des plus rares
dans ce temps ci et même dans tous les temps.

Page 4

je l’embrasse donc tendrement et me rap-
-pelle à lui.

Mad. Marliani va bien. Elle etait deja
preparee par vos lettres à ne pas aller à
Nohant. Elle est resignée à ses chagrins et
m’a paru quoique changée dans un etat
beaucoup meilleur. Elle pense que vous allez
promener Solange, ce qu’au demeurant vous
ne ferez peut être pas mal de faire. Je me
mets aux pieds de cette interessante heroïne
en la priant de se soigner et de revenir en santé.
Je prends aussi la liberté de me rappeler à
Mlle Augustine. Mille choses à Maurice
avec priere de travailler d’avantage.

J’ai suivi vos conseils : je me suis arrete
quelques heures à Blois, j’ai vu le chateau
et beaucoup de vieilles choses qui m’ont interesse.
J’avais besoin de cela : j’avais le cœur gros et
rien à Paris qui me promit de me dedom-
-mager. Adieux bonne et chère, soyez, soyez
heureuse et ne m’oubliez pas tout a fait au
milieu de vos courses. Vous vous rappellez en
voyant les arbres, les nuages, les plaines verdoyantes
que je les aime aussi, que j’en suis privé et que
nous les avons vues ensemble.

Adieux mille fois et bien à vous.

E. Delacroix

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